C’est la crise ! Ceux qui ont mon âge entendent cette rengaine depuis qu’ils sont petits et, depuis 2008, il semblerait que la situation s’aggrave encore et que, au moins en France, nous nous installions doucement dans l’atonie. Le monde accélère mais nous le regardons passivement, semblant vouloir progressivement sortir de l’histoire, un peu par mollesse, un peu par nostalgie.
L’argent devient rare, les pouvoirs publics et les particuliers sont contraints de s’endetter, des projets ne voient pas le jour faute de financement, les entreprises et les institutions coupent dans des dépenses dites inutiles, … C’est dans ce contexte morose qu’est apparu il y a quelques années le concept revigorant d’innovation frugale, traduction française du mot hindi Jugaad[ref]Jugaad : ce mot hindi populaire recouvre un concept que l’on pourrait traduire en français par «débrouillardise», soit improviser des solutions ingénieuses dans des conditions adverses (voire hostiles). Dotés de cet état d’esprit agile, les entrepreneurs en Inde – mais aussi en Chine, au Brésil ou en Afrique – parviennent à transformer les contraintes en opportunités et à «faire plus avec moins». Cette approche d’innovation frugale et flexible ne se limite plus aux économies émergentes.[/ref]. On distinguera les deux notions, très proches et souvent utilisées indifféremment, en considérant qu’une innovation Jugaad est une innovation frugale, à laquelle sont adjointes les notions de flexibilité (de souplesse) et d’inclusion sociale.
Faites mieux avec moins !
Les Césars auxquels il faut rendre le concept s’appellent ici Navi Radjou et Jaideep Prabhu, tous deux entre autres activités professeurs à la « Judge Business School » de l’université de Cambridge en Angleterre. Tout a commencé par un livre, que vous devez absolument lire si ce n’est pas déjà fait :
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Ce livre donne des exemples de ce que peut produire ce que les auteurs appellent l’innovation frugale ou jugaad (une couveuse pour nourrissons à moins de 100$ au lieu de 20000$, une bouteille de PVC remplie d’eau et d’un peu d’eau de javel pour produire autant de lumière en journée qu’une ampoule de 55 watts, …).
Alors, quels sont concrètement les principes qui fondent cette « innovation jugaad » ? Les auteurs disent avoir constaté que le jugaad « pouvait être décliné en six principes directeurs, qui ancrent les six pratiques des innovateurs les plus efficaces dans des contextes complexes, comme ceux auxquels sont confrontées les économies émergentes. Ces six principes sont les suivants :
- Rechercher des opportunités dans l’adversité
- Faire plus avec moins
- Penser et agir de manière flexible
- Viser la simplicité
- Intégrer les marges et les exclus
- Suivre son cœur
Les auteurs affirment que, combinés, ces six principes du jugaad devraient aider à la résilience, à la frugalité, à l’adaptabilité, à la simplicité, à l’inclusion, à l’empathie et à la passion, autant d’éléments essentiels pour être compétitif et gagner dans un monde complexe. L’adoption de ces principes pourrait également aider les entreprises occidentales à innover et à croitre dans un environnement hautement volatile et hyperconcurrentiel.
Nous avions déjà évoqué ces deux notions très proches dans cet article qui parlait de « l’intelligence collective au service de l’innovation ».
Un concept de plus en plus revendiqué par les grands groupes
Il faut avouer que le concept « d’innovation frugale », rendu célèbre donc il y a quelques années quand est paru le livre de MM. Radjou et Prabhu, faisait un peu moins l’actualité récemment, jusqu’à ce que de récents articles consacrés à Renault l’aient repopularisé.
“Longtemps pratiquée par nécessité dans les pays en voie de développement, l’innovation frugale devient à présent une stratégie incontournable dans les économies développées” – Carlos Ghosn
Ceux-ci soulignent les très bons résultats de l’entreprise dans le domaine des voitures low-cost, succès qu’ils attribuent à la mise en œuvre d’une stratégie d’innovation frugale[ref]En 2014, le véhicule le plus vendu par le groupe Renault a été le Duster. La gamme Entry (low cost dérivé de la Logan) dont fait partie ce crossover a assuré 48 % des ventes mondiales de véhicules de particuliers du groupe[/ref]. “Longtemps pratiquée par nécessité dans les pays en voie de développement, l’innovation frugale devient à présent une stratégie incontournable dans les économies développées” y explique, en praticien, Carlos Ghosn, PDG de l’Alliance Renault-Nissan, qui a dû mettre en œuvre des process bottom-up d’innovation. Notamment pour celles nécessitant une approche disruptive, comme pour les autos low cost.
Revendiquée par de plus en plus de grandes entreprises (Renault, la SNCF, Nestlé, General Electric, Accor, Aetna, Unilever, Saatchi & Saatchi, …), l’innovation frugale ou Jugaad ressemble parfois à une opération marketing et à un travail sur l’image, tout comme peuvent l’être les démarches RSE. La sensibilité des consommateurs évoluant, notamment en ce qui concerne le gaspillage des ressources naturelles et l’exploitation abusive de la main d’œuvre dans les pays en développement, il est important pour ces grands groupes de montrer aux consommateurs que leurs préoccupations sont en phase avec les leurs. Malheureusement, de la même façon que le « design thinking » peut avoir du mal à être adopté par les grandes entreprises sans être dénaturé, on peut imaginer qu’il sera très difficile pour de grandes entreprises d’être agiles, et on peut parier sur l’écriture prochaine de procédures très précises qui détailleront la marche à suivre pour être flexible !
Au-delà de l’effet de mode ?
Il paraitrait qu’en Occident, nous apprenons aux ingénieurs R&D à faire avancer la technologie, simplement en ajoutant de nouvelles fonctionnalités aux produits existants et en augmentant les coûts de recherche. Si c’est le cas, il s’agit d’une dérive car le premier travail d’un ingénieur n’est pas celui-là, au contraire.
A bien des égards, l’innovation frugale apparait comme une réaffirmation de ce qui n’est que naturel pour un ingénieur ou un designer (concevoir, à moindre coût, des solutions simples qui répondent aux besoins des clients, …). Les 4 premiers « piliers » sont donc assez évidents et, si certains les ont oubliés, c’est à tort. Une simple démarche d’analyse de la valeur permet normalement d’arriver aux mêmes résultats. Nous avions déjà d’ailleurs évoqué les enjeux de la conception dans cet interview de Vincent Leenhardt, ancien directeur innovation du groupe Décathlon et designer industriel lui-même.
Les deux autres piliers (« intégrer les exclus » et « suivre son cœur ») sont malheureusement trop dans l’air du temps pour ne pas simplement relever du « social washing » dans la plupart des cas.
Si l’ouvrage de MM. Radjou et Prabhu permet de sensibiliser aux thèmes de l’inclusion sociale et de la protection de l’environnement, je ne peux que m’en réjouir. Si des entreprises, cyniquement, s’inscrivent réellement dans ce mouvement pour être en phase avec leurs clients, c’est heureux. Si au-delà de la réduction des coûts, l’agilité, le bien-être au travail, l’ingéniosité deviennent des valeurs mieux défendues au sein des entreprises, encore bravo ! Défendons donc ce concept dont les externalités sont forcément positives, mais ne soyons pas dupes de son caractère « novateur » et opportuniste.
PS : les mêmes auteurs ont récemment fait paraitre un autre ouvrage que je vous conseille de lire car il précise et approfondit le concept d’innovation Jugaad ou d’innovation frugale.
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