Après avoir récemment annoncé la « mort du design thinking » dans un article qui a nécessité pas mal d’explication (ceux qui ont lu attentivement l’article auront compris que ce qui était annoncé, c’était la mort de « l’esprit » du design thinking, si celui-ci était transformé en un processus comme un autre, dans une organisation prompte à écrire sous forme de procédures), un article récent sur HBR me fait partager avec vous un point de vue apparemment contradictoire : celui que le design thinking aurait gagné le cœur du fonctionnement des grandes entreprises. Cette évolution impacte profondément à la fois les méthodes de conception de l’entreprise mais également la façon même dont les gens travaillent.
- Dans cet article
- Design thinking et culture d'entreprise ?
- Quelles sont les entreprises concernées ?
- Le risque nécessaire
- Le design thinking pour simplifier et humaniser
- Resssources
A l’origine de cette évolution : la complexité de plus en plus importante à laquelle sont confrontées les entreprises : il s’agit de plus en plus d’appliquer le principe de simplexité, c’est-à-dire de proposer des produits ou des services de plus en plus compliqués à ses clients, tout en maintenant pour eux une grande simplicité d’usage (la simplexité est une notion émergente d’ingénierie et des neurosciences sur « l’art de rendre simple, lisible, compréhensible les choses complexes ». De même que « complexe » ne doit pas être confondu avec « compliqué », « simplexe » ne doit pas être confondu avec « simple ». Une « chose simplexe » est une « chose complexe dont on a déconstruit la complexité que l’on sait expliquer de manière simple »). Que l’on songe par exemple combien il peut être complexe de réinventer un système de prestation de soins et combien il est nécessaire d’en maintenir la simplicité d’usage.
Pour résoudre ce problème, il existe un ensemble de principes connus globalement sous le nom de design thinking. Ceux-ci constituent globalement le meilleur outil que nous ayons pour améliorer les interactions entre nos clients et les produits et technologies que nous leur vendons et pour permettre de créer une culture d’entreprise flexible et adaptable.
Design thinking et culture d’entreprise ?
Certains pensaient encore récemment qu’un designer avait forcément 20 ans et quelques et jouait aux fléchettes dans un bureau hype qui ressemble à un bar. Le design a historiquement été associé à l’esthétique et à l’artisanat et les designers considérés comme des artistes. Une culture design permet de dépasser ces stéréotypes et de faire partager un ensemble de principes à tous ceux qui dans l’entreprise rendent réelles les nouvelles idées. Regardons ces principes :
Expérience utilisateur et émotion
Pour être empathique avec ses clients, une entreprise « centrée design » permet à ses employés d’observer leur comportement et d’en tirer des conclusions sur ce qu’ils veulent et ce dont ils ont besoin. Ces conclusions sont très difficiles à exprimer avec un vocabulaire quantitatif ou technique. Au lieu de cela, ces entreprises utilisent un vocabulaire « émotionnel » (désirs, volontés, aspirations, expérience, implication, engagement, …). Les équipes projets discutent alors de l’impact émotionnel de leur produit autant que de son utilité objective ou de ses fonctionnalités.
Traditionnellement, une proposition de valeur est une promesse d’utilité : « si tu achètes mon produit, tu vas pouvoir faire ceci ou cela, dans telles conditions ». Une proposition de valeur émotionnelle est une promesse de sentiment : « si tu achètes mon produit, tu vas ressentir telle ou telle émotion tu te sentiras choyé, ou valorisé, ou transgressif, ou … Dans une entreprise « orientée design », le vocabulaire de l’émotion n’est pas dénigré, loin de là. Il est souvent utilisé et permet d’orienter les décisions de conception.
Une proposition de valeur est une promesse de sentiment
Cette réflexion sur la part émotionnelle véhiculée par un produit n’est pas limitée aux designers. Tous les services sont concernés et, par exemple dans une entreprises où les seuls contacts « physiques » avec les clients sont les factures envoyées mensuellement, une réflexion doit être menée pour en faire des outils au service des besoins émotionnels des utilisateurs plutôt que de la performance comptable interne.
Modèles et prototypes sont rois
Si le design thinking a longtemps été cantonné à la conception d’objets physiques, il est de plus en plus utilisé pour créer des systèmes complexes et intangibles. Les « thinking-designers » utilisent cependant à chaque fois des modèles physiques (des schémas, des croquis, …) pour explorer, orienter les premier choix de conception, communiquer, … Ces outils permettent souvent de se débarrasser des cahiers de charges ou des feuilles de calcul et ajoutent une dimension fluide à l’exploration de la complexité, permettant d’utiliser une pensée non linéaire pour aborder des problèmes non linéaires.
Dans les entreprises centrées design, on voit généralement disséminés dans les bureaux, les salles de réunions et les couloirs des prototypes de nouvelles idées, de nouveaux produits et de nouveaux services. Alors que les « modélisations de parcours client » permettent d’explorer l’espace des problèmes, ces prototypes permettent d’explorer l’espace des solutions. Ils peuvent être numériques, physiques ou prendre la forme de schémas, mais dans tous les cas, ils sont un moyen de communiquer des idées. L’habitude d’afficher publiquement des prototypes non finalisés ou brouillon est le signe d’une entreprise « ouverte d’esprit », qui valorise l’exploration et l’expérimentation.
« demo or die »
devise officielle du MIT Media Lab
Cela est illustré par la devise du MIT Media Lab « fais un prototype ou meurt », qui reconnaît que seul l’acte de prototypage peut transformer une idée en quelque chose de vraiment précieux. Les entreprises « centrées design » n’ont pas peur de bricoler avec des idées dans un espace public ou semi-public.
L’échec est normal
Une culture du design n’encourage pas l’échec, mais la nature itérative du processus de conception fait qu’il est rare de bien faire les choses dès la première fois. Apple est célèbre pour ses succès, mais en creusant un peu on découvre la tablette Newton, le système de jeu Pippin, et le système d’exploitation Copland. Cette entreprise, comme beaucoup d’autres, mise sur l’échec comme inhérent au processus d’apprentissage, le considérant comme une partie du coût de l’innovation.
Greg Petroff, le chef de l’expérience chez GE Software, explique comment le processus itératif fonctionne chez GE: « GE s’éloigne de plus en plus du modèle de cahier des charges exhaustif. Les équipes apprennent ce qu’il faut faire en essayant de le faire puis répétant leurs essais. Les employés dans les équipes apprennent qu’ils peuvent ‘prendre des risques sociaux’, par exemple en promouvant des idées non finalisées, sans perdre la face ou subir de répercussions négatives »
Les fonctionnalités sont limitées
Beaucoup de produits construits sur une proposition de valeur émotionnelle sont plus simples que les offres des concurrents. Cette limitation est volontaire et fait l’objet de décisions délibérées sur ce que le produit doit faire et, tout aussi important, ce qu’il ne doit pas faire. En supprimant des fonctionnalités, une entreprise offre à ses clients une expérience simple et claire.
Cette limitation est beaucoup plus difficile à maintenir dans le temps qu’il n’y paraît : une partie de la clientèle est prête ou souhaite l’enrichissement du produit en fonctionnalités et, techniquement, rien ne s’y oppose. Les ingénieurs et techniciens poussent à la complexification du produit mais l’entreprise doit veiller à maintenir une cohérence entre celui-ci et l’image de l’entreprise et chercher à maintenir l’émotion provoquée chez le client.
Quelles sont les entreprises concernées ?
Potentiellement, toutes. Des géants de l’industrie comme IBM et GE se sont déjà rendu compte que le software était un élément fondamental de leur business et ont compris l’extrême complexité que ceux-ci devaient gérer. Le design thinking est alors un outil essentiel pour parvenir à simplifier et à humaniser les services de l’entreprise, et donc la relation client. Les compétences en design thinking ne sont donc pas accessoires mais sont centrales pour le succès.
Il n’y a plus de réelle distinction entre la stratégie d’entreprise et la conception de l’expérience utilisateur
Bridget van Kralingen, le vice-président senior de IBM Global Business Services
On ne compte plus les exemples des grandes entreprises qu investissent dans le design. Par exemple, IBM a ouvert un studio de design à Austin. 100 millions de dollars d’investissement et un plan de recrutement de 1000 designers donne la mesure de l’importance, pour IBM, d’acquérir rapidement des compétences dans le design et illustrent le caractère stratégique de cette évolution pour l’avenir de l’entreprise.
IBM et GE sont pas seuls. En France, les grandes entreprises comme la SNCF ou France Telecom, comme Renault ou Veolia, … toutes sont confrontées aux mêmes évolutions (des produits vers les services, du hardware au software, du physiques au numérique, …), autant de tendances qui imposent de se focaliser de plus en plus sur l’expérience utilisateur. De plus, toutes les entreprises qui opèrent à l’échelle mondiale doivent inventer des process qui peuvent s’adapter aux différentes cultures.
Mêmes les grands cabinets de consultants ne sont pas en reste et doivent acquérir de nouvelles compétences pour rester performants. Qu’on en juge rapidement : ces dernières années, Deloitte a racheté Doblin, Accenture a acquis Fjord, et McKinsey s’est emparé de Lunar. Olof Schybergson, le fondateur du Fjord, considère le design thinking comme fondamental pour la réussite des entreprises. Comme il dit lui-même : « S’adresser directement aux consommateurs est une source de rupture. Nous sommes maintenant capables de collecter de nouvelles informations sur les consommateurs et de mieux comprendre leur comportement. Ceux qui possèdent ces informations et qui s’engagent résolument dans l’innovation seront les vainqueurs« . Toutes ces acquisitions suggèrent que le design devient aussi une compétence nécessaire et centrale pour les grands cabinets de consulting.