les premiers de la classe sont-ils les cancres de l’innovation ? [review]

L’innovation est injuste pour les premiers de la classe : elle ne gratifie pas celui qui travaille le plus, depuis le plus longtemps. Bien au contraire, ce sont souvent les « cancres » qui font les meilleurs innovateurs. Encore une fois, Miguel Albouy nous régale d’un petit ouvrage érudit qui remet en cause gentiment nos petites certitudes.

les derniers seront les premiers

Bien avant Céline Dion, un certain Matthieu nous avait déjà prévenu : « Ainsi les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers »[ref]La parabole se trouve dans le Nouveau Testament au chapitre 20, versets 1 à 16 de l’Évangile selon Matthieu. Le passage fait partie des enseignements de Jésus en Judée, un peu avant son entrée triomphale à Jérusalem lors du Rameaux.[/ref]. J’étais longtemps resté perplexe devant cette parabole des ouvriers de la XIème heure, mais Saint Augustin l’explique très bien dans son sermon 87  : « les heures de l’histoire du Salut »[ref]« Les justes venus au monde en premier, comme Abel et Noé, ont été, pour ainsi dire, appelés à la première heure, et ils obtiendront le bonheur de la résurrection en même temps que nous. D’autres justes, venus après eux, Abraham, Isaac, Jacob et tous ceux qui vivaient à leur époque ont été appelés à la troisième heure, et ils obtiendront le bonheur de la résurrection en même temps que nous. Il en ira de même pour ces autres justes, Moïse, Aaron et tous ceux qui furent appelés avec eux à la sixième heure; puis les suivants, les saints prophètes, appelés à la neuvième heure, goûteront le même bonheur que nous. Tous les chrétiens sont, pour ainsi dire, appelés à la onzième heure; ils obtiendront, à la fin du monde, le bonheur de la résurrection avec ceux qui les ont précédés. Tous le recevront ensemble. Voyez pourtant combien de temps les premiers attendront avant d’y parvenir. Ainsi, ils obtiendront ce bonheur après une longue période, et nous, après peu de temps. Bien que nous devions le recevoir avec les autres, on peut dire que nous serons les premiers, puisque notre récompense ne se fera pas attendre 1». Le docteur de l’Église a aussi écrit que la pièce d’argent était en fait le symbole de la vie éternelle.[/ref]. En matière économique et particulièrement dans le domaine de l’innovation, ce n’est pas forcément celui qui travaille le plus fort et depuis le plus longtemps qui gagne.

Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait.

Mark Twain (ou Winston Churchill, ou …)

Sortir du cadre, impliquer les utilisateurs ou les ingénus (ceux qui ne connaissent pas les habitudes et les contraintes d’un métier), travailler avec des enfants, utiliser des méthodes de créativité permettant la divergence … Tout se passe comme si on recherchait finalement à reproduire les circonstances d’un temps d’avant la connaissance, afin de se libérer de ce qui nous contraint, de ce qui empêche l’innovation d’émerger. Ce qui explique que l’innovation provienne parfois de pays ou de personnes d’où on l’attend pas est donc ce paradoxe : la connaissance, loin d’être un atout, représente parfois une difficulté !

premiers de la classe : de nombreux exemples

Miguel nous régale dans son livre de nombreux exemples où c’est le manque de connaissance de départ qui permet la découverte, l’innovation.

Si Christophe Colomb avait fait partie des premiers de la classe et ne s'était pas trompé sur la distance qui le séparait de l'Asie, il n'aurait pas entrepris le voyage ...
Si Christophe Colomb ne s’était pas trompé sur la distance qui le séparait de l’Asie, il n’aurait pas entrepris le voyage …

go west …

Lorsque Christophe Colomb part pour les Indes, le 3 août 1492, il part vers l’Ouest. Un de ses projets est de trouver une route directe vers l’Asie en traversant l’océan Atlantique (à la même époque les Portugais poursuivaient le même but, mais en contournant l’Afrique). Ce projet est basé sur les conceptions géographiques de l’époque. On ignorait l’existence à l’ouest d’un continent entre l’Europe et l’Asie. On estimait l’Asie plus proche qu’elle ne l’est en réalité et on pariait sur l’existence d’une étape possible dans l’île de Cipango (le Japon ?), que Marco Polo avait située pas très loin de Cathay (la Chine). D’après ses calculs, il devrait arriver à Cathay (c’est-à-dire en Chine) après quelques semaines de voyage. Mais son calcul est faux : il se trompe sur le rayon de la terre. Le voyage qu’il entreprend est tout simplement impossible. C’est ainsi qu’il découvre le continent américain. Une telle entreprise était à bien des égards plus que périlleuse : le premier problème était la capacité d’emporter suffisamment d’eau potable pour entreprendre un voyage estimé entre 5 000 et 6 500 milles marins (à l’époque la traversée maximale d’un navire de haute mer était de 800 milles marins). Une autre difficulté était la direction des vents qui devaient venir de l’est pour l’aller, mais qui alors empêcheraient le retour vers l’Europe. Colomb a alors la solution fournie par son expérience de marin : faire un aller très au sud à partir des Canaries pour profiter des vents alizés soufflant de l’est qui le pousseraient dans la direction supposée de la Chine. Le voyage de retour se ferait plus au nord, en direction des Açores, afin de bénéficier des grands vents d’ouest qui le ramèneraient en Europe. Ce projet trouvait l’oreille de certains conseillers des souverains espagnols, Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille. En plus d’erreurs sur les données de départ, faire ce qu’a fait Christophe Colomb demandait donc une bonne dose d’inconscience.

Si Christophe Colomb ne s’était pas trompé sur la distance qui le séparait de l’Asie en allant vers l’ouest, il n’aurait pas entrepris le voyage …

le magnétisme de l’inconnu

Après le mauvais élève et casse-cou Christophe, attardons-nous sur Louis. Le petit Louis Néel, avant de devenir un grand physicien et prix nobel, a été élève en classe préparatoire au lycée du Parc, puis au lycée Saint-Louis, il entre en 1924 à l’École normale supérieure, d’où il sortit major de sa promotion d’agrégation en 1928. Il faisait donc objectivement partie des premiers de la classe mais ce qui l’a rendu célèbre est précisément une situation où il n’a pas agit comme tel. C’est parce qu’une information a manqué à sa tête bien faite qu’il a pu faire sa plus grande découverte : lorsqu’il cherche la phase antiferromagnétique, dans les années 1970, il ne sait pas que Lev Landau[ref]Voir sur Wikipedia la vie passionnante de ce physicien https://fr.wikipedia.org/wiki/Lev_Landau[/ref], sans doute le plus grand des physiciens de son temps, le second théoricien du siècle après Albert Einstein, a publié un article théorique qui démontre qu’un tel arrangement de la matière est instable. Louis Néel ne peut pas la trouver : il n’y a aucune chance. En vérité, Lev landau s’est trompé. La phase antiferromagnétique existe et Louis Néel la trouvera. Si Louis avait eu connaissance de cette information, il n’aurait pas cherché quelque chose qui, pourtant, existait bel et bien.

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éloge de l’erreur de départ

Il faut rapprocher la phrase de Twain / Churchill (« ils ne savaient pas que c’était impossible … ») de cette autre merveille énoncée par Paul Arden : « Start being wrong, and everything becomes possible » (« commence par te tromper, et tout devient possible »). D’après Miguel, il faut surtout en tirer trois conséquences peu orthodoxes pour l’innovation, trois principes qui ne sont pas en accord avec l’intelligence telle qu’elle est perçue à l’école. Trois principes qui ne font pas les affaires des premiers de la classe. Il faut :

  1. être numéro deux, c’est pouvoir choisir soi-même sa question. Le problème, s’il nous est posé par d’autres, inclut alors dans sa formulation même présupposés et interdictions. Il faut trouver la bonne question à se poser, c’est « l’épreuve du chasseur », une épreuve d’observation. A rapprocher de la notion de sérendipité.
  2. être numéro deux, c’est être celui par qui le scandale arrive, celui qui ne maîtrise pas les codes, ne sait pas, aussi bien que le numéro un, ce qui se fait et ce qui ne se fait pas. Il faut trouver l’idée clé, il s’agit ici de « l’épreuve du mage », c’est une épreuve d’imagination. Il faut savoir accueillir toutes les idées, même les plus incongrues ou les plus bêtes d’apparence.
  3. être numéro deux, c’est faire les choses salement, savoir qu’on ne réussit pas du premier coup, comme le numéro un. Il faut accompagner les choses de façon respectueuse, c’est « l’épreuve du cultivateur », une épreuve de ténacité. Il faut apprendre de ses erreurs et respecter tout le processus d’expériences qui conduira à la réalisation de l’innovation.

Try again, fail again, fail better

Samuel Beckett

Enfin, si vous voulez comprendre pourquoi ce n’est pas grave de ne pas faire partie des premiers de la classe (bien au contraire !) et partir dans un voyage merveilleusement conté par Miguel, écoutez directement la vidéo ci-dessous :

 

Vous pouvez également jeter un œil à cet article, déjà consacré à Miguel.

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