Pour un droit de l’innovation ?

Et si nos institutions étaient dépassées et expliquaient le blocage économique que vit la France depuis 20 ans ? La fondation Fondapol (think-tank d’obédience très libérale) propose dans un rapport récent une lecture originale des causes du marasme que nous vivons : le droit et la politique économique de la France seraient trop souvent dans les mains d’un pouvoir politique déconnecté des réalités économiques. Principe de précaution, droit du travail, fiscalité chaotique, exemple de la polémique autour de la société Uber, … l’insécurité juridique et le manque d’adaptation qui en résultent plomberaient le potentiel dont dispose le droit pour devenir un élément facilitateur dans une économie de l’innovation. Ce think-tank propose une réforme profonde de nos institutions et l’adaptation du droit pour en faire un véritable droit de l’innovation.

Un droit de l’innovation complètement inadapté en France ?

La fondation se désole tout d’abord que, en dépit des efforts engagés collectivement par notre pays (efforts de recherche publique en particulier), les résultats en termes d’innovation et, partant, de croissance économique, sont loin d’être à la hauteur des attentes. Le constat n’est pas nouveau. Malgré les résultats très honorables de notre recherche, nous éprouvons plus de difficultés que d’autres lorsqu’il s’agit de transformer le fruit de cette recherche en applications industrielles créatrices de croissance. C’est ce qui explique que notre balance commerciale ne cesse de se dégrader alors que nous avons une balance technologique positive. Pourquoi cette situation ? Le problème ne viendrait pas de notre Code Napoléonien, rigide, opposé à la Common Law anglo-saxonne qui serait plus adaptée à la réactivité exigée par le monde moderne. Non, le droit français aurait « manqué le virage du réalisme juridique ». Nos juristes auraient continué tout au long du XIXème siècle a construire le droit de façon déconnectée des réalités, sans s’intéresser à l’efficacité de leurs choix, sans effort pour maximiser les richesses pouvant être produites.

Jeremy Bentham est un dès pères de l'utilitarisme. Le droit de l'innovation anglo-saxon en a été durablement marqué.
Jeremy Bentham est un des pères de l’utilitarisme.

On retrouve ici une opposition philosophique classique entre anglo-saxons et continentaux, entre utilitaristes cherchant à maximiser le bien-être de tous, et adeptes de la morale rationnelle comme Kant dont l’influence est évidemment plus forte dans notre pays. Que l’on soit d’accord ou pas généralement avec les idées de ce think-tank, nous sommes forcés d’admettre que notre pays est souvent enclin à produire de nouvelles règles de droit sans s’intéresser à leur efficacité ou à leur capacité à ne pas entraver la création de richesse. Autre constat tout à fait pertinent : nos pouvoirs politiques préfèrent réformer à petits pas, sans se préoccuper de la cohérence de l’ensemble des mesures individuelles mises en place. On multiplie les strates, les niveaux et les exceptions, on ne touche à aucun fromage ni à aucune rente de situation. On crée en permanence de nouvelles règles satisfaisantes pour notre idéal raisonnant et notre aspiration à la justice formelle et, immédiatement, on multiplie les dérogations. Nous avons abouti à un droit qui est l’opposé de ce que serait un droit de l’innovation efficace.

Un constat accablant

La fondation dresse un constat assez accablant de la situation française, en plusieurs points.

  • La France se trouve aujourd’hui face à une frontière technologique qu’elle ne parvient pas à franchir. La fondation souligne ici l’urgence pour la France de favoriser l’émergence d’innovations radicales et de permette aux acteurs économiques nationaux de transformer les opportunités et la valeur créées par les innovations radicales. Si, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la France a connu une longue période de rattrapage économique, principalement caractérisée par la réalisation d’innovations dites « incrémentales », elle se situe désormais dans un grand nombre de secteurs à la frontière technologique mondiale et ne peut plus se contenter d’une innovation de rattrapage, comme en témoigne la faiblesse des taux de croissance que l’économie française enregistre depuis une décennie. Mis à part quelques domaines en particulier, la France ne parvient pas à franchir la frontière technologique.
Le taux de croissance du PIB décroit de façon constante depuis les années 60.
Le taux de croissance du PIB décroit de façon constante depuis les années 60.
  • Étant désormais proche de la frontière technologique, la France a besoin de faire évoluer ses institutions pour basculer dans une phase plus propice à l’innovation radicale et répétée, et pour permettre à une économie de l’innovation de se déployer. Les institutions jouent un rôle essentiel dans le développement d’innovations radicales et elles doivent être pensées de manière à encourager l’apparition du plus grand nombre possible de telles innovations. Les acteurs économiques échangent d’autant plus qu’un pays s’est développé. Pour produire la plus infime pièce industrielle, nous avons besoin de plus en plus d’interactions entre un grand nombre d’agents économiques.
Les monopoles sont-ils vraiment un obstacle au franchissement de la frontière technologique ?
Les monopoles sont-ils vraiment un obstacle au franchissement de la frontière technologique ?

Cette situation requiert un accroissement du rôle de l’État afin d’assurer le respect des contrats ou, le cas échéant, celui des lois et régulations applicables. . Conformément à la doxa libérale, c’est bien l’État régulateur et garant des transactions dont il est question dans le rapport, et pas l’État acteur économique, tant prisé en France. Les économistes de la croissance appellent théorie des « institutions appropriées » l’idée que les institutions répondent à des objectifs différents, selon que le pays considéré se trouve en phase de rattrapage économique, à la frontière technologique ou a basculé dans une phase d’innovations radicales. En France, les institutions ne seraient plus adaptées à une économie qui a atteint la frontière technologique et qui nécessite un nouveau système d’innovation à la fois plus flexible, plus intégrateur, mais aussi plus incitatif à la prise de risques entrepreneuriale.

  • Dans une économie de l’innovation, les institutions doivent non seulement favoriser l’accumulation du capital mais aussi endosser un rôle de facilitateur pour l’économie. Ce constat oblige à repenser le rôle de l’État. Il s’agit ici d’aller plus loin, pour nos institutions, que de garantir le respect des droits de propriété. Cette garantie est nécessaire au développement d’un pays qui est en phase de rattrapage technologique mais n’est plus suffisant lorsque nous sommes dans notre situation, à la frontière technologique. Notre économie doit changer de modèle et adopter une stratégie fondée sur l’innovation et non plus le simple investissement, ce qui implique de s’appuyer sur des entreprises parfois beaucoup plus jeunes, avec des projets plus audacieux et des profils de managers plus créatifs. Pour tardives qu’elles soient, toutes les initiatives prises récemment pour accrocher la France aux dynamiques de création d’activité, autour du numérique en particulier, sont donc les bienvenues (« la France, nation start-up« ). Si on partage ce constat, il faut que le droit accompagne ce changement de modèle, par exemple en incitant une meilleure allocation de l’argent disponible vers les projets disruptifs et porteurs à terme de croissance économique. Fiscalité et droit du travail bien sûr, mais aussi droit de la propriété intellectuelle ou des faillites, règles de droit régissant les partenariats publics-privés ou les appels d’offres, … les possibilités de créer de la croissance en adaptant notre droit aux besoins de notre économie sont énormes ! La notion de « droit de l’innovation » doit progressivement prévaloir.
  • En refusant de suivre le mouvement du réalisme juridique (le réalisme juridique s’oppose à la pensée juridique classique ou positiviste selon laquelle la règle de droit mène nécessairement à une seule solution juridique précise et apolitique, indépendamment de la personne qui interprète ou applique la règle de droit), la discipline juridique française est restée enfermée sur elle-même et est ainsi moins bien armée qu’ailleurs pour servir de facilitateur de l’économie. Pour un « réaliste juridique », les solutions tirées des textes ne sont pas statiques dans le temps et l’état du droit est constamment mis en question afin de l’adapter aux réalités changeantes d’une société. Nos juristes fonctionnent trop en autarcie, sans prendre en compte ce que pourraient leur apporter des disciplinaires complémentaires, comme par exemple les sciences économiques. Nos politiques ne sont pas en reste et se placent trop rapidement dans une logique redistributive, oubliant les conséquences parfois négatives de ce qu’ils décident sur la création même de ce qu’ils cherchent à distribuer.

Au lieu de voir le droit comme un moyen ou un outil, les facultés de droit françaises ont eu tendance à sacraliser le droit comme une valeur en elle-même et à faire de son étude une science qui s’apparente à la morale ou à l’éthique

  • Les conséquences du virage manqué du droit français sont nombreuses, en particulier une plus grande complexité de notre cadre juridique rendant plus compliqué, sur un plan technique, les réformes en profondeur et facilitant la réaction des rentiers opposés à tout changement. Notre cadre juridique est devenu si complexe qu’il est très difficile à comprendre mais aussi à réformer. Nos dirigeants hésitent à tirer le fil d’une pelote si emmêlée qu’ils ne savent pas qui pourra s’opposer à leurs réformes. C’est ainsi qu’un président peut être élu au suffrage universel en promettant une grande réforme fiscale visant à rendre plus juste notre système et qu’il décide finalement de n’en rien faire, effrayé par l’opposition de son administration et les peurs réflexes de citoyens qui préfèrent le statu-quo à une réforme dont ils ne perçoivent pas les conséquences. Un point est problématique cependant, en particulier pour les dirigeants qui souhaitent plus de justice sociale : un grand nombre de personnes tirent profit de la complexité juridique. On peut également reprendre des éléments de l’édito du 10/03/16 d’Etienne Gernelle dans le Point : « l’État français fonctionne à bien des égards comme un État d’ancien régime (prébendes, statuts et protection d’une nomenklatura). Voici pourquoi, explique-t-il, nous avons tant de mal à réformer. Sans un minimum de confiance envers le souci de l’intérêt collectif de la part des dirigeants, la défense obtuse et inconditionnelle des intérêts catégoriels devient la règle ».

l’État français fonctionne à bien des égards comme un État d’ancien régime

Etienne Gernelle, le Point 2270

Comment améliorer la situation, aller vers vers droit de l’innovation ?

Comment Fondapol préconise-t-elle d’utiliser le droit pour sortir du marasme ?

  • Renforcer la vocation de l’analyse économique dans les études d’impact exigées lors du dépôt par le gouvernement d’un projet de loi devant le Conseil d’État. L’idée est ici de demander au conseil d’état de ne pas se contenter d’analyser les conséquences d’un projet de loi sur l’environnement juridique ou administratif mais d’essayer d’en prévoir les conséquences économiques. Que l’on pense par exemple aux effets sur le secteur de la construction de la loi Duflot et on ne peut que regretter l’approche uniquement idéologique.
  • Renforcer le contrôle exercé sur la qualité des études d’impact. La fondation appelle ici à renforcer la possibilité de censure d’une loi par le Conseil Constitutionnel sur la base d’une mauvaise étude d’impact économique. Même lorsque de telles études existent, elles sont en effet parfois rendue inutiles après que de nombreux amendements ont été adoptés.
  • Doter le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel des moyens matériels de remplir ces nouvelles missions.
  • Moderniser et diversifier la formation des élites administratives en charge de la rédaction des textes.
  • Encourager à davantage de pluridisciplinarité dans les facultés et écoles de droit. Davantage de moyens doivent être mis à disposition pour financer des projets
    de recherche aux croisements du droit et de l’économie. Les maquettes pédagogiques des écoles de droit doivent s’ouvrir à l’interdisciplinarité et donner corps peu à peu à la notion de « droit de l’innovation ». Pourquoi ne pas réserver les carrières du droit aux personnes bénéficiant d’une expérience professionnelle préalable ?


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