Innovation et progrès. Le progrès est mort, vive l’innovation !

Bonjour Thierry Ménissier, vous êtes agrégé de philosophie et docteur de l’EHESS en études politiques et professeur à l’IAE de l’Université Grenoble Alpes où vous dirigez le master 2 Management de l’innovation et vous êtes aussi membre du collectif Promising (Investissement d’Avenir/IDEFI) visant la création de formations innovantes. Spécialiste d’histoire des idées politiques et de théorie normative, vos recherches actuelles portent sur les relations entre les nouvelles technologies et la société démocratique. Vous êtes l’auteur d’une cinquantaine d’articles dans des revues à comité de lecture, ainsi que de plusieurs monographies mais si nous vous invitons aujourd’hui, c’est donc pour parler d’innovation et des rapports entre innovation et progrès, un thème que vous avez beaucoup étudié.

Tout d’abord, comment définir simplement la notion d’innovation ?

Il fut analyser la notion d’innovation en la référant à la modernité et au progrès. Progressivement cette notion s’est substituée à celle du progrès, chargée de plus en plus négativement. L’innovation est une nouveauté ou une invention qui, mise en marché et en société, est capable renouveler cette dernière, de modifier ses usages et les représentations mentales qui conditionnent ceux-ci. Elle renvoie à la dynamique particulière des sociétés capitalistes technologiquement avancées.

Thierry Ménissier est professeur de philosophie, spécialiste de philosophie politique et d'innovation. Innovation et progrès
Thierry Ménissier est professeur de philosophie, spécialiste de philosophie politique et d’innovation.

Une définition a été récemment proposée dans un rapport de l’Office Parlementaire d’Evaluation des Choix Scientifiques et Techniques : l’innovation à l’épreuve des peurs et des risques, 2012. L’innovation serait « l’art d’intégrer le meilleur état des connaissances à un moment donné dans un produit ou un service, et ce afin de répondre à un besoin exprimé par les citoyens ou la société ». Dans cette définition, l’innovation est un moment dans le processus de création de valeur économique au sein de la société. Et de fait en tant que telle, elle correspond à la rencontre de trois facteurs indissociables mais distincts : la connaissance scientifique, l’amélioration technologique et la dynamique socio-économique des sociétés modernes. La définition proposée met l’accent sur le fait que l’innovation n’est pas l’invention.

Cependant la définition présente également certaines limites :

  • la supposition que les « besoins exprimés par la société » constituent la base du marché ou de la réalité sociale. De là, on peut voir qu’elle repose sur une idée naïve de l’homme et de la dynamique de sa vie en société
  • la méconnaissance de la puissance de renouvellement offerte pour les sociétés grâce aux innovations. Prenons l’exemple d’Internet, qui au cours de ces 20 dernières années, est venu considérablement modifier nos modes de vie de manière assez inattendue
  • la limitation de la notion d’innovation à des applications économiques et sociales alors qu’elle peut sans doute avoir une portée plus générale dans des domaines très divers : techniques, industriels, politiques, environnementaux, éthiques, artistiques, et même spirituels.

La définition proposée ne sous-estime-t-elle pas le rapport entre nos sociétés et le changement ?

Tout à fait ! Or ce rapport est très profond. Nos sociétés se sont en effet définies, depuis le XVIIème siècle, comme modernes. L’innovation s’inscrit pleinement dans le mouvement de la modernité. Être moderne c’est d’abord pouvoir entretenir un rapport de rupture avec le passé et penser que l’homme est capable de rompre avec les traditions. Pour comprendre ce que cela signifie, il est intéressant de se tourner vers les sociétés prémodernes. Ces sociétés peuvent se définir comme « traditionnelle », voire « traditionalistes » ou « conservatrices ». En tout cas leur rapport au changement apparaît très différent de celui des sociétés modernes. Quel est ce rapport ?

Dans toutes les sociétés prémodernes on retrouve une tendance à régler les problèmes par un recours à la tradition. Elles s’appuient sur ce que le sociologue Max Weber nommait « la légitimité de l’éternel hier ». Elles se fondent ainsi sur des grands récits sacralisés, les mythes, histoires à caractère sacré. Ces mythes sont codifiés dans des mythologies et ils sont socialement activés par des rituels. A ce titre, ils fournissent le moyen d’une véritable structuration du rapport au temps. De leur coté, les sociétés modernes sont des sociétés historiques, qui se comprennent par rapport au temps qui s’écoule. Plus exactement, trois nouveautés sont successivement apparues dans les sociétés modernes qui les différencient des sociétés prémodernes :

  • La fin du rapport magique à la nature sous l’effet de l’émergence de la rationalité
  • La volonté de rompre avec la connaissance intuitive ou empirique dans le but d’énoncer une vérité exacte et démontrable
  • La tendance à inverser le rapport de tension entre le passé et le présent au profit d’un nouveau rapport, entre le présent et le futur.

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Ces trois nouveautés peuvent respectivement être résumées par les noms suivants : rationalité, science, histoire. Elles sont liées à la possibilité de la notion d’innovation et de son emploi massif aujourd’hui : le concept qui synthétise ces trois caractères est celui de progrès. Mais comment définir le progrès ? Ce concept correspond à un ensemble de significations :

  • L’idée d’une évolution générale et améliorante
  • L’accumulation de connaissances
  • Une représentation linéaire de l’histoire de la vérité, dans laquelle le faux représente l’état initial et le vrai le moment ultime

Il est également entendu comme facteur de santé, de confort, de prospérité et de bonheur ; à ce titre il est porteur d’une véritable ambition sociale.

Mais la notion de progrès est en crise. L’innovation remplace-t-elle le progrès dans nos imaginaires ?

Innovation et progrès : la notion même de progrès est en crise depuis longtemps
La notion même de progrès est en crise depuis longtemps

De par toutes ces caractéristiques, la notion de progrès a représenté un véritable idéal symbolique de la modernité. A cet égard, les sociétés modernes se sont construites sur une sorte de refrain qui pourrait être : « la connaissance rationnelle conduit au bonheur ». La notion d’innovation ne serait pas apparue et ne connaîtrait pas un tel succès dans nos sociétés, si les sociétés modernes n’avaient pas été rationnelles, scientifiques et historiques.

Or, c’est dans le contexte de la crise de l’idée de progrès, que semble s’être développé le recours à la notion d’innovation. Soulignons que cette crise affecte davantage les sociétés occidentales technologiquement évoluées que l’ensemble de la population de la planète. Dans un livre paru en 2008 le physicien et philosophe Etienne Klein suggérait qu’il existe un véritable effroi à l’idée que le progrès s’arrête. En effet, l’idée de progrès permettait de donner un sens à l’action humaine dans le temps et l’histoire. Si on ne croit plus au progrès, notre action historique semble totalement désorientée.

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D’où la question si on en revient à l’innovation : l’enjeu de l’injonction à innover n’est-il pas de redonner une dynamique positive à des sociétés en mal de progrès et effrayées de ne plus pouvoir progresser ? L’innovation peut-elle se substituer au progrès ?

Vous avez écrit que l’innovation relaie l’idée de progrès en la trahissant. Que vouliez-vous dire ?

Examiner cette question nécessite que l’on se tourne vers un des fondateurs de l’idée économique d’innovation, le fameux économiste Joseph Aloïs Schumpeter. Pour décrire la dynamique du changement typique du capitalisme, Schumpeter écrivait en 1911 que « le nouveau ne sort pas de l’ancien, mais apparaît à côté de l’ancien, lui fait concurrence jusqu’à la destruction ».

Théoricien de l'anarchisme et philosophe qui a particulièrement écrit sur le rôle de l'État. Il pose dans ses écrits les fondements du socialisme libertaire.
Théoricien de l’anarchisme et philosophe qui a particulièrement écrit sur le rôle de l’État. Il pose dans ses écrits les fondements du socialisme libertaire.

Il ajoutait en 1943 des éléments plus précis de sa fameuse théorie de la destruction créatrice : « ce processus de destruction créatrice constitue la donnée fondamentale du capitalisme : c’est en elle que consiste, en dernière analyse, le capitalisme et toute entreprise capitaliste doit, bon gré mal gré, s’y adapter ». Cette idéologie de l’innovation, que prône Schumpeter se constitue d’emprunts issus à la fois de la théorie politique de l’anarchisme et de la philosophie de Nietzsche, deux traditions bien vivantes au moment où le jeune Schumpeter fit son éducation intellectuelle. Dans la tradition anarchiste, on pense en effet à Michel Bakounine, et à cette citation issue d’un de ses premiers ouvrages datant de 1842 : « la joie de la destruction est en même temps une joie créatrice ». Quant à Friedrich Nietzsche, le célèbre philosophe allemand, on peut mobiliser deux éléments de son œuvre qui anticipent la destruction créatrice schumpetérienne. Premièrement, comme il se proposait de réinterpréter la tragédie grecque, il évoquait en 1872 une force qui traverse la réalité, la désordonne et la réordonne, et qu’il identifiait comme la puissance du dieu Dionysos, dieu grec de la folie, du mouvement, de la transformation permanente de toutes choses. Dans toutes les manifestations de la réalité, naturelle ou sociale, écrivait Nietzsche, les dieux Dionysos et Apollon, qui est quant à lui le dieu de la mesure et de la raison, luttent sans cesse.

la joie de la destruction est en même temps une joie créatrice

Michel Bakounine, 1842

Deuxièmement, du point de vue de l’historien des idées, la destruction créatrice évoque également le fameux concept de volonté de puissance (Wille zur Macht), cette force qui, selon le Nietzsche de la maturité, constitue le dynamisme de la réalité. C’est cette force qui permet notamment à la vie de se manifester et à l’histoire humaine d’avancer. Quand la volonté de puissance qui porte un être vivant ou un phénomène vient à décliner, alors, estimait Nietzsche, cet être et ce phénomène vont immanquablement décliner, être dominés par d’autres et probablement périr.
En suggérant cela nous ne voulons pas dire que Schumpeter était anarchiste et nietzschéen. Nous voulons plutôt suggérer que, sur le plan de l’histoire des idées, et dans la dimension du contexte intellectuel, il y a de très fortes affinités entre la théorie de la destruction créatrice et ces courants intellectuels.

L'innovation est fille du progrès mais le trahit ...
L’innovation est fille du progrès mais le trahit …

Ce qu’il faut retenir, c’est tout d’abord que l’innovation désigne un mode particulier du changement moderne, qui correspond à une phase de rationalisation et de perte d’adhérence de l’idée de progrès. Elle correspond également à une injonction permanente des sociétés pour « se transformer en mieux », dans un sens ou en fonction d’orientations qui cependant ne sont pas fournies a priori.
Ensuite que l’idée de progrès est profondément liée à la volonté de faire évoluer la connaissance et la société vers un monde meilleur. Et enfin que l’innovation est héritée du fond d’idées modernes qui privilégie le mouvement, mais celui-ci est désormais perçu comme généralisé et indomptable. En ce sens elle est l’héritière du progrès, mais elle rompt avec certains de ses caractères. C’est ainsi que l’on peut dire à la fois, étrangement, que l’idée d’innovation relaie celle de progrès et qu’elle la trahit.

Ressources sur le thème « innovation et progrès »

Thierry Ménissier est également un grand spécialiste de philosophie politique et de Machiavel. Pour mieux connaître sa pensée :

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