Nous n’avons jamais tant fait d’efforts pour l’innovation et, pourtant, il semblerait que cela ne serve à rien pour réduire le chômage. Les entreprises et les gouvernements ont beau nous répéter la même antienne inlassablement, quelque chose est cassé : l’innovation ne crée plus suffisamment d’emplois pour compenser ceux qu’elle détruit. C’est ce phénomène que certains appellent l’innovation gap. J’ai eu la chance d’assister à une conférence de Marc Giget (président de l’IESCI), qui est en grande partie à l’origine de ce post.
Depuis Schumpeter et sa célèbre « destruction créatrice », l’innovation est souvent perçue comme un phénomène qui permet l’arrivée du nouveau par la destruction de l’ancien. On considérait le plus souvent que ces deux phénomènes ne s’annulaient pas mais que leur somme était positive : l’innovation apportait à terme plus de richesse qu’elle n’en détruisait, même si quelquefois la destruction arrivait avant que la richesse créée ne la compense.
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Attention toutefois aux termes. De nombreuses personnes utilisent l’expression innovation gap dans un autre sens, qui n’est pas celui du départ. Par exemple, ce terme est régulièrement utilisé pour remplacer l’expression « Vallée de la mort » ou Death Valley, qui a un autre sens (en gros le phénomène bien connu des professionnels de l’innovation qui est la difficulté des quelques années de démarrage pendant lesquelles le produit existe, mais le marché n’est pas encore mûr et l’entreprise pas rentable). De la même façon, deux chercheurs bien connus[ref]Faridah Djellal et Faïz Gallouj[/ref] qui travaillent sur le thème de l’innovation dans les services ont récemment publié un papier intitulé : « l’innovation gap et le performance gap dans les économies de services : un défi pour les politiques publiques ». Ce papier est très intéressant (et fera peut-être l’objet d’un prochain post) mais l’innovation gap y est défini comme la « différence entre la réalité de l’innovation produite dans une économie et ce que les indicateurs traditionnels de l’innovation (R&D, brevets) perçoivent ».
Innovation gap : un vrai risque de paupérisation
L’innovation permettait donc autrefois de créer des emplois et d’augmenter la richesse collective. Il semblerait que cela ne soit plus si simple aujourd’hui. Pour donner un exemple, le nombre de librairies est en chute libre mais tous les emplois détruits ne sont pas compensés, ni en quantité ni en qualité, par les employés de manutention d’Amazon ou par les livreurs de colis. Dans la grande distribution (et cela est encore plus vrai à l’étranger), de nombreux emplois de caissiers sont progressivement remplacés par … rien, les clients réalisant eux-mêmes les opérations faites pour eux autrefois. Certains ont le culot d’appeler cela de « l’innovation de servuction »[ref]c’est-à-dire le fait de faire participer le client à la réalisation du service pour lequel il paie[/ref] là où évidemment il ne faut voir qu’une optimisation de l’organisation de l’entreprise, rendue possible par une évolution technologique et visant à maximiser les profits. Ce phénomène n’est évidemment pas nouveau (qui se souvient des pompistes dans les stations service, des poinçonneurs dans les bus, …) mais l’ampleur en est potentiellement ravageuse : si tous les caissiers étaient du jour au lendemain licenciés, ce sont des centaines de milliers de personnes qui iraient pointer au chômage, remplacés de façon anecdotique par des « conseillers vendeurs » dont on nous affirme que leur travail serait plus épanouissant.
Le cabinet conseil Roland Berger l’affirme également : la France pourrait perdre jusqu’à 3 millions d’emplois d’ici 2025 ! Et pour la première fois, la production de biens matériels n’est plus la seule concernée. Les services le sont aussi : big data, digitalisation, machine apprenante, autant de tendances susceptibles de transformer profondément des activités de service, intellectuelles, qu’on croyait jusqu’ici protégées de l’automatisation. Les classes moyennes des services seront en première ligne et durement touchées par ce mouvement[ref]Le rapport de Roland Berger souligne certes que la digitalisation de l’économie ouvre de nouvelles perspectives de création d’emplois, notamment dans les domaines de l’environnement, de la performance des entreprises, de la relation client et – bien sûr – des nouvelles technologies elles-mêmes, qui sous-tendent cette évolution … mais rappelle que les emplois créés ne se substitueront pas aux emplois détruits, ni en termes de niveau de compétence requis, ni en termes de position sur la chaîne de valeur, ni en termes de répartition géographique. Il appelle les pouvoirs publics à lancer dès maintenant une stratégie volontariste pour anticiper les difficultés et savoir saisir les opportunités.[/ref].
L’innovation n’y pourra rien, certains prédisent même la « fin de la croissance ». Cet article[ref]Je reprends quelques éléments de ce très bon article dans ce post[/ref] de l’excellent blog-illusio.com nous explique les résultats de recherche de l’économiste américain Robert Gordon, qui prédit carrément la fin de la croissance américaine (http://www.nber.org/papers/w18315.pdf). Selon lui, rien ne permet d’affirmer que la croissance est un phénomène éternel, bien au contraire. Les taux de croissance diminuent fortement depuis plusieurs décennies et semblent renouer avec la situation qui existait avant la révolution industrielle. Finalement, cette dernière n’aura été qu’une parenthèse atypique dans l’histoire économique. Nous nous dirigeons vers une « grande stagnation ». Pour l’expliquer Robert Gordon évoque des « vents contraires » mais également le ralentissement de l’innovation (les inventions les plus faciles à mettre en œuvre ont déjà été mises à jour et l’économie buterait tout simplement aujourd’hui sur un manque d’inspiration). Ces vents contraires sont l’évolution démographique, le niveau d’éducation (qui n’évolue plus), la croissance des inégalités, l’endettement des administrations. A titre personnel, j’ajouterais la raréfaction des ressources naturelles. Pour l’innovation, Gordon reconnaît que le progrès technique joue un rôle majeur dans la croissance des pays avancés mais il affirme pour sa part que le ralentissement du premier contribuera à la faiblesse de la seconde. Les faits lui donnent déjà raison puisque le progrès technique a déjà fortement ralenti ces quatre décennies. Selon le chercheur, la révolution informatique n’aura accéléré la croissance de la productivité durant à peine une décennie, une performance très décevante quand on la compare aux huit décennies de gains de productivité de la deuxième révolution industrielle.
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Que faire avant que votre emploi ne disparaisse ?
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Les trois inventions les plus décisives sont apparues en l’espace de trois mois en 1879 : Thomas Edison a inventé l’ampoule électrique, Karl Benz a mis au point un moteur à allumage électrique et David Edward Hughes a réussi à envoyer des ondes sur une distance de plusieurs centaines de mètres. A la différence de la révolution des TIC, la deuxième révolution industrielle fut multidimensionnelle, puisqu’elle vit l’émergence d’inventions aussi diverses que l’électricité, l’eau courante, les véhicules motorisés, la radio, la télévision, la santé publique, etc. Toutes ces inventions sont apparues en même temps, en l’occurrence entre 1880 et 1929. Finalement, les progrès économiques observés jusqu’à 1972 consistèrent principalement à développer des inventions subsidiaires et complémentaires celles apparues au tournant du siècle.
Innovation gap : les premiers signes visibles
Au niveau macroéconomique, on s’aperçoit donc du ralentissement de la croissance du PIB par habitant, très net ces dernières décennies. Dans de multiples industries, on constate de même que les « résultats » ne croissent pas aussi vite que les efforts que l’on consacre à les atteindre. Un exemple assez clair est celui de l’industrie pharmaceutique. Les sommes investies dans la recherche de nouvelles molécules sont colossales, le nombre de chercheurs n’a jamais été aussi important dans l’histoire et pourtant, il semblerait que les belles années soient passées. Le graphique ci-contre le montre : le nombre de nouvelles molécules découvertes semble complètement déconnecté de l’augmentation des dépenses de R&D. Cela veut-il dire que les découvertes es plus « simples » ont déjà été faites ? Si c’est le cas, il est à prévoir que les dépenses de R&D décroitront rapidement. Il est également possible bien sur que nous soyons à l’aube d’un nouveau cycle de découvertes mais rien ne permet de l’affirmer à ce stade.
Au niveau individuel, l’innovation gap se ressent aussi. On l’entend régulièrement : pour la première fois, une génération entière voit sa situation économique dégradée par rapport à celle de ses parents. Beaucoup de personnes le ressentent de façon instinctive : la productivité augmente mais les situations individuelles ne s’améliorent plus (emplois, revenus par habitant, …). On assiste à un découplage des deux phénomènes (productivité et revenu), parfaitement illustré par le schéma ci-contre. L’innovation est souvent vue comme un moyen privilégié d’améliorer la productivité. Suite à une évolution technologique ou à une innovation, on commence par rationaliser l’existant : on trouve de nouvelles sources d’économie, ce qui peut se traduire par des pertes d’emplois. Ces optimisations rendues possibles une fois réalisées, de nouveaux secteurs apparaissent et, normalement, des emplois se créent. Le problème c’est qu’on a beau chercher, on ne voit pas aujourd’hui quels sont ces nouveaux secteurs qui vont permettre d’embaucher les millions de personnes que le secteur numérique va mettre au chômage. L’autre problème, on l’a vu, c’est que les emplois créés, quand il y en a, sont souvent moins bien payés que ceux qu’ils remplacent. Cela ne s’était jamais vu. Auparavant l’innovation sophistiquait les métiers, aujourd’hui il semblerait qu’elle les détruise et les remplace, en partie, par des métiers moins qualifiés …
D’où vient l’innovation gap ?
En ce qui concerne l’origine de cet innovation gap, il semble que les chercheurs ne soient pas complètement unanimes. Parmi les principales raisons évoquées :
- l’intelligence artificielle et la robotisation. De plus en plus d’emplois, de mieux en mieux qualifiés, sont remplacés par des machines et des logiciels. Certains disent même que la moitié des emplois seraient automatisables d’ici 20 ans : http://www.humanite.fr/47-des-emplois-seraient-automatisables-dici-20-ans-549348.
- un problème de formation. Certains disent qu’on ne sait pas encore utiliser les nouvelles technologies et inventer de nouvelles applications. Une façon de rejeter la responsabilité des évolutions actuelles sur leurs victimes.
- certains économistes insistent eux sur le manque chronique d’investissement, qui empêche de transformer les avancées technologiques en nouveaux secteurs industriels. Cette piste est séduisante quand on regarde la part des bénéfices actuellement consacrée à la rémunération des actionnaires mais n’explique pas, par exemple, l’évolution constatée dans le secteur pharmaceutique.
Les causes de l’innovation gap sont sûrement multiples. Peut-être sommes nous face à un tournant majeur de nos sociétés modernes. Peut-être faut-il nous habituer à une économie sans croissance et redéfinir les règles du partage de la richesse, de plus en plus captée par une infime minorité ? Les technologies numériques et la robotisation, avec les promesses de progrès mais surtout les cohortes de nouveaux chômeurs qu’elles annoncent, nous y obligent collectivement.
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3 commentaires sur “innovation gap : pour toujours au chômage ?”
Merci pour ces réflexions très stimulantes sur l’impact de l’innovation. Une des causes possibles de l' »innovation gap » ne serait-elle pas à trouver au niveau d’un décalage temporel? C’est le décalage entre le nouvel état que crée l’innovation et la maîtrise des connaissances et savoirs nécessaires pour trouver sa place dans le nouvel environnement, notamment professionnel qu’elle fait apparaître. A l’époque de Schumpeter la destruction créatrice se faisait sur des cycles beaucoup plus longs que ceux que nous connaissons actuellement. L’Homme avait plus de temps pour retrouver une position d’équilibre. Durant les 30 glorieuses qui ont suivi l’immédiat après guerre, les connaissances et savoir faire acquis lors d’une scolarité suffisaient pour avoir un emploi jusqu’à sa « retraite ». Aujourd’hui, la vitesse à laquelle l’innovation mène les changements rend savoirs et savoir faire rapidement obsolètes. L’adaptation est devenue compliquée, car les systèmes éducatifs et l’apprentissage sont pensés pour être utiles sur une génération. Peut-être faut-il les revoir pour la faciliter si tant est que le cerveau humain ait une plasticité satisfaisante sur des intervalles de temps dramatiquement réduits. Des expérimentations/initiatives sont en cours dans l’univers du numérique. Il est peut-être trop tôt pour se prononcer mais il y a des signes encourageants.
Tout à fait exact, j’aurais effectivement pu insister sur ce découpage entre le temps nécessaire aux apprentissages (toujours long) et la rapidité actuelle des évolutions dans les technologies et l’économie. Comment augmenter l’adaptabilité et la réactivité de tous, sans augmenter encore plus le stress et le sentiment d’échec que vivent beaucoup de personnes autour de nous ? L’équation semble difficile … 🙂
voir aussi cet article que je viens de découvrir :
http://digital-society-forum.orange.com/fr/les-forums/700-le_numerique_lremploi_a_reinventern
et en particulier le dernier §
« Enfin, plusieurs auteurs s’efforcent de prendre au sérieux la perspective, à long terme, d’une diminution plus ou moins drastique de l’emploi et plus globalement du travail. L’importance de favoriser l’éducation et la formation fait largement consensus, dans la mesure où le progrès technique déplace les emplois vers les qualifications les plus élevées ; mais cela pourrait ne pas être suffisant. Pour les théoriciens de la fin du travail comme Rifkin ou Stiegler , comme pour les fin observateurs de la robotisation que sont Brynjolfsson et MacAffee, la révolution industrielle en cours rendra inutile une grande partie de la force de travail disponible. Il faut donc imaginer des formes de rémunération alternatives aux revenus du travail à travers des systèmes tels que l’impôt négatif ou le revenu d’existence, de manière à rendre viable et suffisamment juste une société dans laquelle les machines assument un grande partie du travail. «