Il était grand temps que les « Cahiers de l’Innovation » s’intéressent à Jean-Charles Cailliez, vice-président innovation de l’Université Catholique de Lille. L’innovation pédagogique est le sujet de prédilection de ce touche-à-tout de génie, bourreau de travail. Aujourd’hui, et ce blog en est l’illustration, il est beaucoup question d’innovation dans la société et plus particulièrement dans le domaine économique. L’éducation n’échappe pas à la règle. De nombreux enseignants innovent dans leurs pratiques pédagogiques. Cette interview est l’occasion de faire le point sur certaines initiatives qui provoquent la créativité et l’innovation, en particulier le concept de « classe inversée« , que Jean-Charles a poussé plus loin, la « classe renversée » (les vidéos à la fin de ce post vous permettront d’en savoir davantage sur la façon dont Jean-Charles inverse ou renverse sa classe).
Tout d’abord, qu’est-ce-que la classe inversée ?
Ce concept connait un succès grandissant et illustre parfaitement l’innovation pédagogique : de plus en plus de professeurs à travers le monde modifient leur façon de “faire la classe” pour passer à un modèle plus pratique et plus humain. Ce modèle part d’une idée très simple : le précieux temps de classe serait mieux utilisé si on s’en servait pour interagir et travailler ensemble plutôt que de laisser une seule personne parler.
Le fonctionnement est le suivant : les élèves reçoivent des cours sous forme de ressources en ligne (en général des vidéos) qu’ils vont pouvoir regarder chez eux à la place des devoirs, et ce qui était auparavant fait à la maison est désormais fait en classe, d’où l’idée de classe “inversée”. En réalité, on va surtout profiter du temps libéré en classe pour organiser des activités, des projets de groupe et des échanges qui vont donner un vrai sens au contenu scolaire. Beaucoup de variantes sont possibles, mais la finalité est de passer d’un modèle centré sur le professeur à un modèle centré sur l’élève afin de répondre aux besoins individuels de chacun.
Jean-Charles, pouvez-vous nous donner rapidement quelques indications sur vous et votre parcours ?
Je suis un enseignant-chercheur qui travaille à l’interface entre le monde de l’université et celui des entreprises. De formation universitaire, titulaire d’une Habilitation à Diriger des Recherches, d’un Doctorat en Sciences biologiques et d’un MBA, je suis Professeur de Biologie cellulaire et moléculaire à l’Université Catholique de Lille. J’enseigne en faculté de sciences, en faculté de médecine et en écoles d’ingénieurs. Après avoir été Vice-recteur, Doyen et Chargé de recherche pendant 15 ans à l’INSERM, puis à l’Institut Pasteur de Lille, je suis aujourd’hui Directeur de l’Ecole des Doctorants (ED2), Directeur du Laboratoire d’Innovation Pédagogique (LIP) et Vice-Président Innovation de mon université.
J’accompagne d’une part les jeunes chercheurs dans la construction de leur projet professionnel en favorisant la transdisciplinarité. J’aide d’autre part les enseignants désirant s’essayer à l’innovation pédagogique, pratiquer de nouvelles formes de pédagogie (classes inversées ou renversées,…). Je pilote des actions de mise en relation des docteurs et doctorants de toutes disciplines avec des entreprises voulant développer de la R&D. Je participe à la construction de « communautés apprenantes » dans le domaine de l’éducation et dans celui des entreprises, en utilisant pour cela des méthodes de créativité et des outils de travail collaboratifs (codesign, design thinking, coworking,…) liés à l’intelligence collective et favorisant le changement de posture. Enfin, je suis collectionneur de marathons.
Vous êtes une référence dans le domaine de la créativité et de l’innovation pédagogique, pouvez-vous nous dire pourquoi ce sujet est si important selon vous ?
Je ne me considère pas comme une « référence » dans ce domaine, tout au plus quelqu’un qui expérimente afin de faire évoluer ses pratiques pédagogiques. Bien que j’aime enseigner de manière académique, ce que je continue à faire d’ailleurs, j’ai trouvé important de me lancer dans l’innovation pédagogique. Il ne s’agissait pas d’abandonner les méthodes qui ont fait leurs preuves, mais plutôt de recoller davantage à la réalité du terrain, celle qui bouge avec le changement de culture (de génération) de mes étudiants et leur manière de travailler. Pour cela, il m’a fallu trouver de nouvelles idées pour transformer le cours, non pas tant le contenu que la manière de le dispenser.
La créativité, qu’elle soit individuelle (la bonne idée) ou collective (l’idée nouvelle produite par méthode de codesign) est la première étape qui mène à l’innovation pédagogique. Elle doit logiquement être suivie par le prototypage. Celui-ci consiste à expérimenter, ici en l’occurrence avec ses étudiants, les différentes phases de ce qui donnera une véritable innovation pédagogique. Cette dernière correspond à la mise en place et le déploiement de l’idée créative. Elle répond à un véritable besoin des étudiants, quand elle n’en crée pas, et elle s’articule avec les phases d’enseignement classique (plus académique). En ce sens, il est vraiment important d’avoir à l’esprit que l’innovation pédagogique permet de réveiller (et même de révéler) les acteurs de la classe, qu’ils soient élèves (les apprenants) ou enseignants (les sachants), en leur donnant la possibilité de changer de posture pour devenir un peu plus actifs et collaboratifs dans la production et l’échange de leurs savoirs.
Avez-vous un exemple ?
L’exemple que j’ai envie de vous donner en ce qui concerne l’innovation pédagogique est tout simplement celui que je mets en place depuis deux ans avec ma « classe renversée ». Il s’agit d’une méthode pédagogique en « do it yourself » (DIY, c’est-à-dire « faites-le vous-même ! »). Je l’ai imaginée pour mon cours de génétique moléculaire qui est destiné à des étudiants de troisième année de licence de biologie. L’enseignement magistral y est abandonné au profit d’une méthodologie innovante et collaborative dont le but est de sortir les apprenants d’une certaine passivité et de les mettre en situation active d’apprentissage. Le changement de posture est ici bilatéral. D’une part, les étudiants passent de l’état de consommateurs à celui de constructeurs du savoir. Ils vont bâtir le cours sans qu’aucun document ne leur soit fourni. D’autre part, l’enseignant passe de la production et de la transmission du cours à l’accompagnement des étudiants dans la construction de ce savoir.
Comment bien articuler les « pédagogies classiques » et les « pédagogies inversées » ? Quels conseils donneriez-vous à un formateur qui souhaiterait se lancer dans une telle expérimentation ?
Le meilleur conseil que je puisse donner à un enseignant qui aurait envie de se lancer dans le grand bain de l’innovation pédagogique est de ne copier aucune méthode au millimètre, pas même la mienne, mais plutôt de s’en inspirer. Si des enseignants souhaitent mettre en place une innovation comme la classe « renversée », ou tout simplement « inversée », ils doivent le faire à leur façon. Ils doivent accepter aussi de la faire évoluer en fonction des réactions et des propositions de leurs étudiants. Charge à eux de bien leur expliquer pourquoi ils leur proposent cette innovation pédagogique et de quelle manière ils pourront les accompagner dans l’acquisition de leurs connaissances et le développement de leurs compétences. Un dernier conseil serait de ne pas avoir peur de l’échec et d’être prêts à toutes sortes de remise en question quand le besoin s’en fait sentir, notamment si les étudiants le demandent.
La créativité était très à la mode il y a quelques années et il semble parfois que le soufflé soit un peu « retombé ». Pourquoi est-ce toujours pour vous un thème de recherche et une activité nécessaire à la fois au développement des individus et à la performance des organisations ?
La créativité n’est pas un phénomène de mode, bien que cela soit souvent pensé. C’est juste une attitude naturelle qui est nécessaire si on désire évoluer. Il ne s’agit pas de se transformer en reniant ce que l’on est. Bien au contraire, il s’agit d’avancer et d’apprendre en marchant, de ne pas rester sur place avec ses petites certitudes et cette idée que le confort puisse correspondre à de la quiétude.
Il faut au contraire sans cesse se remettre en question, à la fois sur le contenu de ce que l’on croit savoir et sur la manière d’échanger avec les autres à ce sujet. Pour reprendre votre question, je pense qu’il faut tout faire pour que le « soufflé » ne retombe jamais. C’est vital si on désire évoluer que ce soit au niveau individuel comme à celui des organisations. Cette évolution est étroitement liée à la performance dans tout ce que nous entreprenons. C’est d’ailleurs un sujet de recherche que nous avons lancé cette année avec mon laboratoire que celui d’étudier l’impact des innovations pédagogiques sur les personnes qui la pratiquent, qu’ils soient élèves ou professeurs.
Sur quoi travaillez-vous en ce moment dans le domaine de l’innovation pédagogique ? A quoi devons-nous nous attendre dans les prochaines semaines ?
L’innovation pédagogique peut être abordée de deux manières différentes. La première qui et la plus fréquente consiste à imaginer de pouvoir enseigner les mêmes matières, mais différemment. C’est par exemple ce que je pratique avec ma « classe renversée ». J’enseigne de manière originale et décalée, en bouleversant considérablement les rôles de chacun dans ma classe, mais cela reste de la biologie moléculaire. Je pense que ces innovations pédagogiques qui changent juste la manière d’enseigner ne sont que la base de l’évolution dont j’ai parlé juste avant.
L’étape suivante et qui est la deuxième manière d’aborder l’innovation pédagogique est celle qui consiste à inventer de nouvelles matières, beaucoup plus inter- et transdisciplinaires, correspondant à des attentes nouvelles de la société. C’est ce que j’ai appelé des cours de « smurtz« . Il s’agit d’une matière qui n’existe pas. Vous pouvez en faire ce que vous voulez à condition bien sûr qu’elle ait un sens et une utilité, qu’elle corresponde à un besoin existant ou à créer. Avec les enseignants de mon université, mais aussi d’autres établissements (collèges, lycées et universités), nous organisons des ateliers de travail co-élaboratifs qui permettent de construire ensemble ces cours de smurtz. Nos premières productions, particulièrement créatives, produisent d’excellentes idées… qu’il nous tarde pour certaines d’expérimenter. Ce sera sans doute pour le courant de cette année universitaire. A suivre…
Pour en savoir plus …
- Article intéressant : l’innovation pédagogique en 10 points
- le blog de JC2 : http://blog.educpros.fr/jean-charles-cailliez/
- Le concept de classe inversé, expliqué par Jean-Charles en moins de 10 minutes
- laissons Jean-Charles nous expliquer lui-même sa « classe renversée » :
- un « mur de ressources » très pertinent, une vraie mine d’or
- quelques ouvrages de référence
[asa book]289377508X[/asa]
[asa book]2807306187[/asa]
[asa book]3639652517[/asa]
6 commentaires sur “La classe inversée au service de l’innovation pédagogique”
Je viens de découvrir cet espace inhérent à l innovation en pratiques éducatives qui remet en cause l agir professionnel traditionnel
Je trouve trop restrictif de lier classe inversée et ressources interactives. Il a été question de classe inversée bien avant, ex. sous le nom de « conversational classroom ». Quand j’enseigne la « compilation » (une problématique informatique qui consiste à traduire des documents d’un langage/format dans un autre sans en trahir le sens informatique) en m’appuyant sur le projet de compilateur que les étudiants développent en parallèle, j’ai l’impression d’inverser la classe, au sens où je ne fais que réagir à des questions ou des propositions des étudiants. En particulier, les concepts les plus subtils, dont on ne peut pas soupçonner l’importance avant de les vivre en situation, ne sont présentés que de cette façon. Alors quand on me dit « ce n’est pas une classe inversée car tu n’as pas filmé ton cours » c’est pour moi comme demander la messe en latin, ou confondre le pourquoi et le comment. L’important de la posture inversée est de s’appuyer sur l’expérience des étudiants. Et avoir vu le cours en vidéo est le degré zéro de l’expérience, tandis que avoir tenté de résoudre le problème avec ses moyens, me semble une expérience autrement plus consistante.
Bonjour Olivier,
désolé si l’article a pu donner l’impression que le concept de classe inversée et les ressources numériques étaient liées. Je suis en phase avec votre exemple sur le compilateur. Pour moi, il n’est absolument pas nécessaire de « filmer un cours » pour être en classe inversée. Il ne s’agit que d’un exemple, l’important c’est le principe.
En fait, votre article est neutre de ce point de vue, mais comme il m’est arrivé plusieurs fois d’être confronté au dogme du cours en vidéo, j’ai préféré soulever le lièvre. D’une manière plus générale, ce qui me semble menacer le plus les innovations c’est leur dogmatisation/sacralisation où on oublie le pourquoi pour ne retenir que le comment. J’attribue l’échec de quantité de plans numériques à cela.
Je viens de découvrir ce précieux espace d innovation qui incite à s interroger sur l ‘agir professionnel d un enseignant nouvelle génération