L’entreprise libérée est à la mode et j’avoue que j’ai un peu de mal à me faire une opinion. J’attends donc vos avis et commentaires. Je rencontre beaucoup d’entreprises et j’en conseille certaines sur leur organisation et leur politique d’innovation. Forcément, quand un concept un peu nouveau émerge, je m’y intéresse comme tout le monde pour savoir s’il s’agit d’une mode ou de quelque chose de plus profond. C’est le cas de ce qu’on appelle « l’entreprise libérée », ensemble de règles et de principes qui visent à répondre aux nouvelles attentes des collaborateurs et aux besoins des entreprises soumises aux contraintes de l’économie moderne qui exige souplesse, autonomie et prise d’initiative.
L’entreprise libérée, c’est quoi ?
Il y a un postulat philosophique aux accents sartriens dans le concept d’entreprise libéréeUne entreprise libérée, c’est une entreprise où les salariés peuvent prendre des initiatives individuellement, sans avoir à les faire valider ni avoir à subir de contrôles tatillons. L’idée est donc de faire confiance à tous les collaborateurs et de reconnaître leurs compétences et leur capacité à exercer pleinement leur liberté. Il y a un postulat philosophique aux accents sartriens dans le concept d’entreprise libérée et j’avoue être immédiatement séduit à l’idée de reconnaître chacun dans sa dignité d’être capable d’assumer une liberté, pourvu qu’elle lui soit offerte sans arrière-pensée.
Plus de hiérarchie donc mais des règles définies collectivement afin que chacun connaisse son « espace de liberté ». Pas d’organigramme aux allures de gratte-ciel, la structure hiérarchique est aplatie. Chacun organise son temps de travail et se fixe ses objectifs personnels. L’autonomie est placée au cœur du système managérial. En effet, les salariés sont libres d’organiser eux-mêmes leur temps de travail, fixer leurs objectifs personnels… Les thuriféraires de ce système en vantent évidemment le caractère motivant pour ces satanées générations Y ou Z, que plus rien ne semble vouloir contenter.
L’entreprise libérée et l’innovation
Au-delà des principes philosophiques qui portent la tendance vers l’entreprise libérée (la « libération » et la dignité des collaborateurs), que peut-on attendre cyniquement de cette organisation en termes de performance ?
Dans le monde irénique de l’entreprise libérée, chaque salarié retrouve du sens dans sa mission. Il est plus impliqué et plus heureux. L’entreprise elle-même gagne en agilité puisque tout concourt à son agilité. Michel Perrinet, PdG de l’entreprise Octave, l’affirme : « je suis convaincu que les salariés sont plus heureux qu’avant. Nous avons mis en place un réseau social d’entreprise sur lequel ils ont la possibilité de faire des propositions, d’organiser des réunions. […] Par exemple, cet été, pendant que j’étais en vacances, j’ai su que les employés avaient décidé de fusionner deux services d’entreprise. Je rêvais de le faire depuis sept ans ! ».
Cette agilité affichée a logiquement un impact sur la capacité à innover des entreprises. Nous l’avons dit à de multiples reprises sur ce blog : l’essentiel des ressources d’une entreprise réside dans ses collaborateurs. Pour innover, des collaborateurs motivés, compétents et enthousiastes sont donc incomparablement plus efficaces que des programmes d’innovation coûteux.
A la base d’une innovation, il y a une idée. La libération des salariés ne peut que favoriser l’innovation en laissant s’exprimer la créativité et la prise d’initiative de chacun.
Qu’est-ce-qui cloche dans le concept ?
Tout d’abord, j’avoue avoir un peu de mal à accepter la critique courante de l’entreprise libérée qui voudrait que les salariés ne soient pas prêts pour un tel changement. L’excuse d’une culture pyramidale typiquement française cache mal la condescendance envers ceux qu’on appelle parfois péjorativement les « collaborateurs ».
Certains pointent également l’effet délétère que peuvent avoir des collaborateurs « dysfonctionnants », qui ne partageraient pas les idéaux de l’entreprise libérée. Et que faire de ceux qui (on en rencontre tous les jours) ne souhaitent pas être investis de cette liberté nouvelle ? Les managers savent comme il est parfois difficile d’accompagner vers l’autonomie et la prise d’initiative certains collaborateurs (je ne suis pas particulièrement satisfait d’écrire cette phrase mais elle correspond ce que je connais et à mes expériences passées).
L’entreprise libérée est comme le panoptique de Bentham – Foucault : tous les prisonniers peuvent être observés constamment mais ne savent pas si ni quand ils le sontOn peut également se poser la question du remplacement du contrôle du « petit chef », certes parfois arbitraire et tyrannique, par un autre, aux atours plus séduisants, mais encore plus despotique : celui de l’ensemble des collègues, celui du « collectif » que le collaborateur a contribué à façonner. Stress et burn-out seront alors la conséquence d’un système que les collaborateurs pourront d’autant moins rejeter qu’ils en ont été au moins en partie les créateurs.
Augmentation du contrôle de « tous par tous » et suppression de la masse salariale correspondant aux cadres intermédiaires, les commentateurs cyniques auront vite fait d’identifier ce qui séduit dans l’entreprise libérée certains patrons épris de coolitude.
L’entreprise libérée, possible dans mon entreprise ?
Comme pour l’innovation, la transformation de son entreprise en entreprise libérée peut se faire de façon radicale ou incrémentale.
Tout le monde doit s’adapter aux nouvelles méthodes de management et cela prend du temps. La transformation incrémentale est donc souvent à privilégier. Les salariés doivent s’approprier de nouveaux espaces de liberté mais le dirigeant doit de son côté accepter de « perdre du pouvoir ». L’encadrement intermédiaire est en première ligne car il perd non seulement son pouvoir mais également sa raison d’être. Au-delà de l’encadrement, chacun peut, plus facilement qu’avant, être remis en cause dans la nouvelle organisation. Si l’entreprise gagne en souplesse, les changements interviennent plus vite et les situations acquises sont plus précaires, à tous les niveaux de l’entreprise.
Des efforts sont donc à faire sur le management et les méthodes et sur l’organisation en elle-même mais il ne faut pas oublier le plus important : la culture de l’entreprise, ses valeurs et la vision des dirigeants. Tous ces éléments doivent être cohérents pour que l’entreprise libérée soit autre chose qu’un vœu pieux.
Chacune de nos expériences professionnelles est différente mais j’avoue avoir quelques difficultés à voir comment cette nouvelle autonomie peut se conjuguer avec une répartition différente de la responsabilité des acteurs. Comment sont gérées les erreurs d’appréciation ou les fautes professionnelles, les conflits ou les inimitiés, la déloyauté ou la mauvaise foi ?
Comment être certain de ne pas troquer l’éventuel arbitraire d’un petit chef par la cruauté d’un collectif aveugle, par une coercition d’autant plus violente qu’elle sera diffuse et cachée sous des tonnes sucrée de fausse bienveillance ? Comment être certain que la liberté accordée à tous ne se traduise pas, in fine, par une violence encore plus grande des rapports humains dans l’entreprise ? Et que faire de ceux qui, malgré tous les efforts de l’ancien management, refusent avec obstination toute liberté supplémentaire ?
J’attends vos témoignages et avis sur ce forum ou en bas de cet article.
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Pour en savoir plus
- Quelques ouvrages
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- le forum sur l’entreprise libérée
https://www.lescahiersdelinnovation.com/forums/sujet/lentreprise-liberee/
5 commentaires sur “Entreprise libérée. Convaincu ?”
Dans ce nouveau monde du travail, les mesures préventives doivent prendre en compte l’accentuation possible des risques psychosociaux induits par une véritable rupture, car il y a remise en cause de la manière d’agir des acteurs concernés qui doivent quitter leurs zones de confort apparentes et s’aventurer vers de nouveaux contextes de travail, de nouvelles tâches et responsabilités, mobiliser de nouvelles compétences, apprendre de nouveaux comportements, adopter de nouvelles attitudes.
source pour + infos sur » Les risques psychosociaux des nouvelles structures organisationnelles des entreprises » : http://www.officiel-prevention.com/protections-collectives-organisation-ergonomie/ergonomie-au-poste-de-travail/detail_dossier_CHSCT.php?rub=38&ssrub=164&dossid=581
Bonjour Jean Pierre,
La réflexion est intéressante, merci d’ouvrir ce débat. Personnellement, je pense qu’il est utile de libérer les énergies dans l’entreprise par la confiance et la responsabilité. Mais ça doit s’inscrire dans un projet commun et en donnant du sens à l’action de chaque salarié. Pour que chacun ait envie de s’investir totalement dans l’innovation (et si on le fait vraiment à 100% c’est un réel engagement) le management doit impliquer chaque individu dans la vision de l’entreprise, communiquer des intentions claires et partager des valeurs. L’important est de se sentir libéré, pas forcément libre 😉
A très bientôt,
Laurent Cachalou
du blog innover-malin.com
merci pour le rappel, c’est vrai que « libéré » est plus atteignable que « libre ».
La question pour moi reste posée sur les moyens concrets d’arriver à impliquer les collaborateurs dans l’innovation. J’avoue qu’au-delà des principes, je navigue souvent en eaux troubles sur ce sujet.
Très bon article qui suscite évidemment le débat !
En donnant plus d’autonomie et de responsabilités aux individus, l’entreprise libérée a des accents prononcés de libéralisme !
La vision actuelle semble davantage se cantonner à de la gestion et de l’organisation interne de l’entreprise dans le but d’être plus compétitive et performante.
C’est un premier pas.
Si l’on pousse la logique libérale jusqu’au bout comme F.X Oliveau dans Microcapitalisme, l’entreprise libérée est peut-être à repenser au sein d’un nouveau modèle social. Fin du SMIC, fin des cotisations, l’individu retrouve pleinement la capacité de faire ses propres choix et donc d’être libre : choix du salaire, choix d’épargner pour la retraite, l’assurance chômage, etc.
L’Etat a déchargé une grande partie de son rôle social sur l’entreprise. Au détriment parfois de la liberté de choix pour les individus au sein de l’organisation.
L’entreprise libérée, une affaire d’Etat avant tout ?
merci du commentaire.
Je ne connaissais pas ce M. Oliveau qui me semble proche de courants de pensées libertariens au sens US. C’est intéressant comme réflexion pour nous (comme peut-être intéressante en mathématique une hypothèse qu’on pousse jusqu’à sa limite pour voir sa solidité).
Mais en France, où beaucoup pensent sincèrement que « l’ultralibéralisme » règne depuis 40 ans, son discours me semble inaudible (en plus d’être sur le fond contestable à mon avis).