Le « wokisme », une menace pour l’innovation ?

Voici un sujet « sensible » qui me vaudra des tombereaux d’injures sur Twitter par ceux qui n’auront pas lu l’article 🙂 Aujourd’hui, l’idéologie « woke » (le « wokisme »), c’est-à-dire le fait d’être conscient des problèmes liés à la justice sociale et tout particulièrement à l’égalité raciale ou de genre, peut-elle être dommageable à l’innovation dans le monde de l’entreprise ? Vos idées sont déjà bien tranchées sur la question j’en suis certain, aussi essayons ici de sortir des anathèmes. Le débat est en effet faussé par – exacerbé – caricatural – réseaux sociaux – gauche/droite – l’influence américaine qui importe des problématiques.

Wokisme, le nouveau grand méchant loup ou quand l’idéologie empêche toute opinion raisonnée

A supposer qu’on soit parvenu à s’accorder sur la signification même du mot, il est très difficile de « débattre » sereinement du « wokisme » (comme l’illustrent d’ailleurs tous les guillemets que j’utilise) tant les affects, les contenus implicites et les émotions envahissent rapidement toute tentative d’échange. La vidéo ci-dessus est un bon exemple de ce qu’une opinion apparemment rationnelle sur le « wokisme » parle en fait d’autre chose.

Est-il vrai, comme le prétend l’interviewé, qu’il n’est parfois plus possible de contester une augmentation de salaire pour une femme, pour des raisons objectivement justifiées, sans passer pour un des rouages de la domination masculine ? J’avoue n’avoir jamais rencontré une telle situation quand ce type de décisions était argumenté et s’appuyait sur des critères vérifiables. Ce que le manager regrette ici, c’est peut-être la possibilité de ne pas augmenter une femme, même pour de bonnes raisons, sans avoir à le justifier. Si c’est bien le cas, non seulement l’évolution est positive mais elle peut bénéficier à tous, hommes ou femmes.

Alors, Philippe Silberzahn pointe-t-il vraiment une dérive dangereuse pour la vie en commun et pour l’innovation en entreprise ou bien s’effraie-t-il de quelque chose qui n’existe pas vraiment ? Comme on le lirait rapidement sur Twitter, ses propos ne sont-ils que l’expression de la « fragilité » d’un « homme blanc cis hétéro de plus de 50 ans » qui voit son monde changer ?

La mise en exergue de délires militants

Si le « wokisme » est tellement présent dans le débat public, c’est qu’il joue le rôle d’épouvantail facile pour le camp conservateur et de combat existentiel pour la frange la plus extrême de certains militants. Les deux faces d’une même médaille, utiles à chacun des deux camps.

Du côté des conservateurs, le débat des candidats de droite à la primaire des républicains d’il y a quelques années l’illustre aisément, tout comme (exemple parmi mille) un discours d’Édouard Philippe dans le vidéo ci-dessous. Dans le camp d’en face, les réflexions vont bon train pour « dégenrer » la langue et permettre de s’adresser sans les froisser aux personnes non-binaires. Si l’objectif parait louable, il est difficile d’imaginer que ces nouvelles règles lexicales et syntaxiques soient rapidement largement adoptées.

Donc voilà, les positions sont bien tranchées, le « débat » peut se poursuivre sans avancer d’un pouce et les médias peuvent faire leur miel des délires des militants les plus extrêmes.

Une séquence maintenant classique : bulle d’indignation et d’insultes sur les réseaux sociaux, appels au boycott, « hashtags », relais associatifs et politiques et enfin censure

Comment ne pas être effondré face à certaines anecdotes venant du monde scolaire et universitaire nord-américain – le plus touché par le wokisme – où est rapidement monté en puissance un phénomène d’autocensure et le renforcement d’un entre-soi idéologique récusant tout pluralisme et débouchant parfois sur le pire ? Un cas extrême est celui de ces deux professeurs qui, en 2017, craignant pour leur vie, ont dû fuir l’université d’Evergreen.

Évidemment, les exemples abondent de décisions absurdes prises au nom de bons sentiments (en tout cas des sentiments exprimés avec virulence par ceux qui se savent agir au nom du bien), aux USA et au Canada bien sûr mais maintenant aussi en France. Citons par exemple l’annulation en mars 2019 d’une représentation des « Suppliantes », premier volet des Danaïdes d’Eschyle. Même si les ministres de la Culture et de l’Enseignement Supérieur ont rapidement condamné cette « atteinte sans précédent à la liberté d’expression et de création dans l’espace universitaire », la représentation a bien été annulée, après une séquence devenue maintenant classique : bulle d’indignation et d’insultes sur les réseaux sociaux, appels au boycott avec création de « hashtags » relayés par tous ceux qui s’indiquent facilement, relais associatifs et politiques et enfin censure.

Suzie Kies, représentante du wokisme ?
Suzie Kies en compagnie de Justin Trudeau, premier ministre du Canada

A côté des statues déboulonnées un peu partout au nom de jugements anachroniques, un autre évènement emblématique s’est passé plus récemment, au Canada. Accusés de propager des stéréotypes sur les autochtones, une trentaine de livres (5000 exemplaires) y ont été brûlés dans des écoles canadiennes lors de « cérémonies de purification ».

Comment Suzie Kies, « gardienne du savoir » autoproclamée à l’initiative de ce projet, peut-elle imaginer qu’un autodafé de livres devenus offensants permette, comme elle le dit, de « tourner du négatif en positif » ? Pour achever le ridicule de cette sombre affaire, on a d’ailleurs appris depuis que Mme Kies, coprésidente de la Commission autochtone du Parti libéral du Canada, n’a pas de statut d’Indien en vertu de la Loi, qu’elle ne figure pas dans les registres des conseils de bande abénakis et qu’on ne lui trouve aucun ancêtre autochtone sur au moins sept générations.

Quand le wokisme tourne à l'autodafé

Le wokisme, pseudo-science popperienne ?

Popper considérait le marxisme et la psychanalyse comme des pseudo-sciences, c’est-à-dire des théories fermées sur elles-mêmes et d’essence totalitaire. En effet, impossible de critiquer le marxisme sans être accusé d’avoir intégré le système de valeurs de la bourgeoisie et donc d’illustrer a contrario la pertinence de cette théorie. De même impossible de réfuter la psychanalyse sans paraitre être la victime de son inconscient. Impossible même de réfuter par l’expérience la notion de « lutte des classes » ou celle de l’inconscient. Pour Popper, de telles théories que l’expérience ne peut ni valider ni invalider ne sont tout simplement pas dans le champs scientifique.

If you don’t see the problem, you are the problem

Ce que vivent les scientifiques qui cherchent à opposer des arguments aux tenants du wokisme sous toutes ses formes tendrait à le classer dans les pseudo-sciences popperiennes : si vous vous opposez au wokisme, y compris à ses expressions les plus extrêmes, c’est que vous avez intégré un système de domination que vous ne voyez même pas.

Et en entreprise, quelles conséquences ?

Comment innover si on n’accepte pas de penser contre soi-même ?

Les conséquences d’une telle « idéologie » peuvent-elle être à terme délétères sur notre capacité collective à innover, et donc sur celle des entreprises. La question peut se poser. Comment innover si personne ne supporte d’être un peu violenté dans ses certitudes ? Comment progresser collectivement si on n’accepte pas de « penser contre soi-même » et donc d’être parfois offensé par des idées qui nous déplaisent ? Comment développer une pensée complexe si, au lieu d’argumenter et d’accepter la présence d’idées déplaisantes pour mieux les dépasser, on préfère les supprimer pour n’avoir dans son champ de perceptions que des représentations conformes au consensus moral de notre époque ?

Et comment lutter efficacement contre le racisme et les inégalités de genre quand la société se sera fracturée en autant de morceaux que de sous-groupes qu’il en faudra pour que chacun puisse échanger avec ceux qui lui ressemblent et pensent comme lui ?

Ressources

La menace de l’idéologie « woke » sur les entreprises et sur l’innovation. Dans cette interview publiée sur XERFI Canal, Philippe Silberzahn prend parti et pointe ses effets inattendus sur l’innovation.

Et vous, avez-vous déjà été confronté au wokisme en entreprise ? Quelles expériences en avez-vous tirées ? Positives, négatives ? N’hésitez pas à commenter et à apporter vos témoignages dans le forum des Cahiers.

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