Quel est l’avenir de l’innovation ? Interview d’Olivia Lisicki

Olivia Verger-Lisicki est spécialiste des questions d’innovation, à la croisée des approches du design, de l’open innovation et de l’innovation sociale. Elle a fondé sa société de conseil et études en innovation, Qamaqi, après dix ans d’expérience dans la responsabilité sociétale & social business et un Master à Polytechnique sur le pilotage et la mise en œuvre des processus d’innovation. Olivia est membre du Conseil Scientifique et Stratégique de la Sustainable Design School (École internationale de l’innovation et du design tournée vers le développement durable).

Vous vous intéressez particulièrement aux tendances récentes dans le domaine de l’innovation. Pouvez-vous nous dire en quoi, selon vous, ces évolutions impactent nos modèles économiques et quel est l’avenir de l’innovation ?

Les « tendances » dont on parle aujourd’hui ne sont pas si récentes. L’open innovation par exemple : depuis de nombreuses années, on parle de démocratisation et d’ouverture des processus d’innovation (Von Hippel en 1986, avant Chesbrough en 2003) et de la richesse des interactions dans l’ »écosystème » (Moore, 1996). De même pour les Makers : le Do-It-Yourself (se réapproprier la création et la production de biens qu’on utilise) est ancré dans une longue histoire. [NDLR : La « culture maker », de l’anglais make signifiant « fabriquer », est une culture (ou sous-culture) contemporaine constituant une branche de la culture Do it yourself (DIY) (qu’on peut traduire en français par « faites-le vous-même ») tournée vers la technologie. La communauté des makers apprécie prendre part à des projets orientés ingénierie. Les domaines typiques de ces projets sont donc l’électronique, la robotique, l’impression 3D et l’usage des machines outils à commande numériques (CNC) mais également des activités plus traditionnelles telles que la métallurgie, la menuiserie, les arts traditionnels et l’artisanat. La culture met l’accent sur une utilisation innovante de la technologie et encourage à l’invention et au prototypage. Une attention toute particulière est mise sur l’apprentissage de compétences pratiques et l’application de ces dernières de manière créative. La culture maker est née aux États-Unis et a été popularisée en Europe plus tard].

Les rythmes d'innovation s'accélèrent et leur impact augmente rapidement
Les rythmes d’innovation s’accélèrent et leur impact augmente rapidement

Mais ces courants forts sur l’innovation « par tous et pour tous », dopés par les transformations du numérique, secouent plus que jamais les modélisations économiques à l’heure où toutes les organisations sont interpellées par un environnement qui a gagné en complexité, avec des rythmes d’innovation extrêmement rapides, des pressions accrues sur les ressources et une évolution des valeurs dans nos sociétés (logiques de réseaux, diversité, autonomie, horizontalité…).

Ces évolutions appellent de toutes nouvelles façons de produire de la valeur et d’interagir avec les partenaires et ‘consommateurs’. D’ailleurs, comme le dit Bernard Stiegler, le couple fonctionnel production/consommation n’est plus pertinent ! On constate un glissement progressif d’un modèle productiviste à un « modèle contributif » (on co-produit de la valeur qu’on partage), où le contributeur n’est ni simplement un producteur, ni simplement un consommateur.

Le BMC est très vite devenu le standard de représentation des Business Models
Le BMC est très vite devenu le standard de représentation des Business Models

Or nous n’avons aujourd’hui que des schémas très linéaires et restrictifs des différentes briques de la création de valeur (la vision qu’on a des choses dépend de la représentation qu’on en fait !) : la mobilisation de la multitude (crowd. -sourcing, -funding, -making), la mutualisation inter-acteurs (chaîne de valeur « hybride », extension du domaine des « partenariats »), les capacités de création et d’auto-organisation des clients intégrés dans le jeu d’acteurs économiques (« prosumers », DIY, co-conception…) sont des nouvelles « ressources » pour la création de valeur et des exemples de véritable déplacement des frontières dans les modèles économiques.

Cela veut-il dire selon vous que l’innovation est de plus en plus inclusive et collaborative ?

Il faut se garder d’une vision « romantique » autour de ces questions. Ces modèles d’innovation rompent véritablement avec la façon dont l’essentiel de l’innovation se pratique aujourd’hui. Comment passer des modèles pyramidaux, « top-down », aux modèles participatifs, « bottom-up », en réseaux ? Comment passer de la segmentation et sectorisation à la pensée et l’action « holistique » ? Ce serait un leurre de penser que tout s’ouvre de façon magique, les nouvelles générations arrivant, la recherche de sens dominant… La plupart des organisations aujourd’hui vivent avec des paradigmes vieux de cent ans, ça ne va pas changer rapidement, et parfois il faut mieux penser des modèles hybrides que faire table rase du passé.

On a certainement beaucoup à apprendre des logiques de « beta-permanente » qui caractérisent l’open source, avec des produits et services qui sont améliorés ou repensés sans cesse par d’autres innovateurs, des communautés d’usagers, etc. L’expérience de l’open source est riche d’inspiration, en termes de modèle économique (voir le modèle de RedHat) comme en termes de management : les exemples « d’entreprise libérée » qu’on célèbre aujourd’hui sont nombreux dans le domaine du Libre (démarches agiles, collaboratives, liberté d’expression, empowerment…) !

Mais on ne peut pas prédire l’avenir de l’innovation ! On ne peut plus raisonner de façon linéaire, en extrapolant les tendances d’aujourd’hui pour penser l’avenir. La destination n’est pas connue. Et peut-être que c’est mieux comme ça ! Avec le « tout le monde participe à tout », on vire parfois dans la pensée unique et on vide les mots de leur sens. En quelque sorte, il faut redonner de la liberté à l’innovation

« L’innovation « frugale » est également à la mode depuis plusieurs années. Cela participe-t-il d’une même évolution ? »

L’innovation frugale (re)met en lumière l’importance de l’inventivité, de l’agilité, du jeu collectif, de la mobilisation des capacités inutilisées pour faire mieux avec moins, bien au-delà du prisme ‘gestionnaire’ fixé sur l’économie des moyens techniques et financiers, un prisme très limité qui ne saisit pas toute la complexité de notre environnement.

La notion de capacités latentes ou actifs dormants me semble très riche à explorer, notamment dans les dynamiques parfois encore souterraines dans la société. Nous avons un important capital de ressources encore très peu exploité : se nourrir d’usages minoritaires, bâtir des ponts entre arts/sciences/société …

Cette posture rejoint la logique d’effectuation qui consiste à faire le constat des ressources existantes et à définir de nouveaux possibles en fonction de ces ressources. L’idée va à contre-courant de ce qui se pratique majoritairement aujourd’hui avec la quête permanente aux nouvelles ressources.

BpiFrance a récemment une nouvelle grille d’analyse de l’innovation afin qu’elle soit appréhendée sous toutes ses facettes (et pas seulement technologiques). Qu’en pensez-vous ?

Cette nouvelle grille qui élargit la notion d’innovation est intéressante, pourvu qu’on interconnecte bien ces différentes facettes (sociales, business, technologiques). Mais, en fait, à partir du moment où on parle de « facette », on isole, on « silote », alors que le « social » n’est pas un objet à part, déconnecté du reste. La techno elle-même est sociale ! Quand on dit « social » en France, on pense idéologie ou chasse gardée d’une économie spécifique orientée vers l’impact social (le « social » étant alors une sorte d’externalité), alors que les liens sociaux sont partout et la prise en compte des enjeux sociétaux est un véritable actif pour tous : une opportunité créative et un gisement de création de valeur.

Enfin, la France est souvent dépeinte comme un pays à la traine dans le domaine de l’innovation.Certains y voient des raisons culturelles, d’autres les conséquences d’une rigidité administrative et institutionnelle. Quelles seraient pour vous les mesures à prendre en urgence pour améliorer la situation ?

Olivia est membre du Conseil Scientifique et Stratégique de la Sustainable Design School
Olivia est membre du Conseil Scientifique et Stratégique de la Sustainable Design School

Les bonnes mesures dépendront de la ‘bonne’ posture (en se gardant d’une approche dogmatique) : il faut déjà prendre la « mesure » du phénomène ! Je parle du changement de paradigme que nous vivons (cf. plus haut). Dans un monde très incertain, il ne s’agit pas vraiment de chercher à améliorer l’existant. Il faut bien plutôt ouvrir les possibles ! Pour cela nous devons retrouver notre capacité à penser l’inconnu. Je crois que nous sommes trop souvent dans une logique de « monde clos », avec le présupposé que les solutions sont déjà là. On se laisse enfermer alors qu’on peut toujours penser des alternatives. L’avenir de l’innovation pourrait passer par le travail sur des sujets, objets, « en beta permanente » ? Une ouverture qui peut dynamiser l’innovation en donnant envie de la faire ! C’est important aussi de désirer l’innovation !

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