Dans le milieu des start-up, on peut être assez sidéré par la déconnexion d’avec le réel qui semble parfois s’emparer de tous. En particulier dans le domaine du numérique, on est très vite entouré d’une faune sympathique et tolérante, à l’aise à l’ère globalisée, hipsterisée et connectée, urbaine et utilisant un vocabulaire complètement étranger au commun des mortels. Il y est question de valorisation post-money, de burn-rate, d’exit strategy, de growth hacking, de MVP, de stratégie de monétisation, de venture capital, de proposition de valeur … J’ai parfois l’impression que tout le monde ne comprend pas tout ce qui se dit mais que ce n’est pas le principal, l’important étant de faire partie de la tribu branchée en en adoptant les codes et les mots.
Le pays des licornes
Même quand on pense avoir saisi les fondements de la « révolution numérique », on ne peut qu’être perplexe devant la dimension qu’ont prise les conséquences de cette révolution. En 2013 sont par exemple réapparues des créatures oubliées depuis le moyen-âge : les licornes (« unicorns » en anglais). C’est ainsi qu’on a appelé les start-up valorisées à plus d’un milliard de dollars bien avant leur introduction en bourse, juste après leur première levée de fonds. Ci-dessous une image tirée de « the age of the unicorns » du magazine Fortune où l’on voit que les deux plus grosses licornes du monde en 2014 étaient Uber et Xiaomi (constructeur de smartphones chinois devenu le troisième constructeur mondial en court-circuitant les opérateurs télécoms chinois traditionnels).
L’Uberisation ?
En première approche, il semble donc que l’uberisation soit « simplement » le court-circuitage des intermédiaires traditionnels rendu possible par l’évolution des technologies numériques. Cette désintermédiation permet de recomposer la façon dont, sur un marché donné, se répartissent les échanges d’argent et les profits. Cette évolution s’est souvent faite ces dernières années au profit d’une entreprise immédiatement mondialisée, devenue rapidement dominante et copieusement financée à son démarrage par le capital risque (Google, Facebook, Amazon, Netflix, Uber, AirB&B, …). C’est donc souvent une « innovation de la plateforme » qui consiste à attirer directement des consommateurs sur une plateforme internet où ils pourront rencontrer une offre abondante et structurée, moyennant une dime souvent acquittée par le fournisseur du « service principal » (le taxi, la librairie, l’hôtel …).
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Désintermédiation, utilisation de plateformes digitales. Quelles sont les autres caractéristiques des « entreprises Uber ? » (je reprends ici quelques éléments de cet article)
- une application « mobile friendly ». Les écrans de nos téléphones ont depuis longtemps détrôné les télévisons ou les ordinateurs classiques. Les entreprises uberisées ont souvent développé une offre basée principalement sur une application mobile. Ces applications sont souvent très simples à utiliser, poursuivant une tendance qui abandonne progressivement le web et réduit de plus en plus l’utilisateur heureux à choisir entre quelques rares fonctionnalités, pour plus « d’ergonomie ».
- la rapidité de délivrance du service. L’uberisation assouplit le marché et permet de délivrer le service au consommateur beaucoup plus rapidement qu’avant. Là aussi, il est en phase avec l’évolution globale d’une société qui vit comme une frustration de plus en plus insupportable tout délai dans la réponse à tout besoin, caprice ou foucade.
- l’attention à la « satisfaction client ». Il suffit d’avoir pris le taxi à Paris quelque fois pour comprendre la raison principale du succès d’Uber : une offre de services qui répond à une insatisfaction client. La plupart des start-up uberisées font preuve d’une grande « empathie client » (ou en tout cas en donnent l’impression) et elle analysent très finement les sources d’insatisfaction de leurs clients et de ceux qui pourraient le devenir. Paradoxalement, les innovations qui en résultent sont à la fois « de rupture » et « simplistes ». La qualité perçue est alors améliorée, soit en proposant des offres plus compétitives, soit en permettant de gagner du temps (le luxe de notre époque) soit en travaillant la relation client-entreprise et en proposant une expérience créatrice de valeur (des contenus riches de divertissements ou d’informations -souvent créées par les autres clients-, un design agréable et une navigation fluide par exemple). Mais au fond, le « service principal » n’est souvent modifié qu’à la marge : on reçoit un livre comme avant, on monte dans un « taxi », on loue une chambre d’hôtel …
- l’autonomisation des agents économique et, partant, la perte des sécurités anciennes et des réseaux d’affaires traditionnels. Prenons le cas d’Uber, une fois les chauffeurs enregistrés, ils restent indépendants et n’ont aucun lien juridique avec l’entreprise, mais celle-ci prélève une commission de 20% sur chacune de leur course. AirB&B fait également projet de transformer tout propriétaire de bien en « générateur de CA » sur lequel il prélève un pourcentage, tout comme Booking « affilie » sans contrainte juridique des milliers d’hôtels dans le monde … Tout cela, pour les détracteurs du système, au détriment des acteurs traditionnels de l’économie et des gouvernements qui voient apparaitre une économie dont ils maitrisent mal la taxation
- des patrons cons ? Bon j’exagère là mais quand on voit certaines déclarations de Travis Kalanick, on est assez sidéré de constater le peu de cas que certains font des « ploucs » de l’ancienne économie, tout occupés qu’ils sont à promouvoir la « destruction créatrice » schumpeterienne, surtout si les richesses captées vont directement dans leurs poches.
Uber : un des vice-présidents du groupe a appelé à fouiller la vie des journalistes à la recherche d’éléments compromettants afin de faire taire leurs critiques contre l’entreprise… qui a dû s’excuser.
Et l’avenir ?
Ce blog est l’occasion de faire des pronostics. Jusqu’où iront ces transformations et l’uberisation de l’économie ? On a pu lire les peurs des patrons d’Axa ou de constructeurs automobiles qui se demandent comment et quand des start-up parviendront à capter de la valeur sur leur marché, tout en continuant à leur faire faire le travail. Aucune entreprise ne serait à l’abri face à des concurrents hautement « scalables »[ref]La croissance des des start-up ubersisées est permise par leur modèle scalable, c’est-à-dire, un modèle permettant de copier-coller son organisation dans de nombreuses villes et donc de gérer une forte croissance de l’activité de manière fluide, sans que la qualité ne soit altérée. En poussant l’idée un peu plus loin, les acteurs mondiaux de l’uberisation sont également les maîtres de l’économie d’échelle, notamment en marketing et communication.[/ref] et bénéficiant d’un financement massif [ref]La stratégie des investisseurs est simple : ils cherchent à repérer les pépites entrepreneuriales et mettent à leur disposition des moyens quasi démesurés. Ce sur-financement, crée une bulle inflationniste et permet ainsi aux startups de disposer de moyens leur permettant d’avoir des niveaux de tarification plus accessibles et de se développer rapidement sur le territoire et à l’international. On est face à un « dumping » financier[/ref].
Si on peut reprocher à certaines des entreprises « traditionnelles » de mal intégrer les technologies numériques et de ne pas les utiliser pour améliorer sensiblement l’expérience utilisateur de leurs clients, j’ai l’impression que nous sommes à un moment de l’histoire et de l’évolution des technologies qui permet la captation déraisonnable des profits par des « distributeurs » pressés de se créer une position dominante pour pouvoir en abuser[ref]Un peu comme l’ont fait dans les dernières décennies les grandes surfaces au détriment des fabricants[/ref].
Pour en savoir plus
[asa_collection book]uber[/asa_collection]
3 commentaires sur “uberisation : le profit uber alles ?”
Voir aussi cet article très intéressant : « Amazon, Uber: le travail en miettes et l’économie du partage des restes »
http://www.slate.fr/story/103447/amazon-uber-travail-miettes-economie-partage-restes
« …on peine à voir ce qu’il y a de si enthousiasmant dans ce modèle. »