Incontestablement, l’idée qui prévalait jusqu’à peu était que l’innovation découlait d’évolutions technologiques (voire consistait précisément dans l’amélioration de ces technologies), évolutions consécutives à l’exploitation de résultats de recherche, en particulier publique. C’est la diffusion des idées de Schumpeter, faite avec une certaine simplification, qui a conduit à la diffusion d’un modèle linéaire d’innovation1. Ce modèle identifie différentes phases, dont celle de la R&D, qui est placée à l’origine du process et conduit à des résultats déterminants, lesquels, à leur tour, vont affecter, par l’intermédiaire de l’information qu’ils produisent, en séquence et de mode linéaire, les phases ou stades postérieurs. Chaque combinaison spécifique d’activité – résultat définit une « phase ou stade ». Cet article revient sur cette conception de l’innovation et nous dira comment le market-push peut nous aider à dépasser cette vision.
- Dans cet article
- Du "tout techno" vers le "tout marché"
- Le modèle de Kline & Rosenberg
- Le "market-pull"
- L'exemple d'une grande entreprise
- Et le "market-push" ?
- Ressources sur le market-push
Du « tout techno » vers le « tout marché »
Ce modèle, bien qu’il soit pédagogique, peut être critiqué sur plusieurs points :
- La division en phases est en grande partie arbitraire, puisque le processus réel est évolutif et continu;
- Le modèle est unidirectionnel et n’intègre pas les diverses et complexes interactions, feedbacks et les nombreuses « superpositions » existantes ;
- Le modèle paraît décrire de façon adéquate les « innovations radicales », mais moins bien les « innovations incrémentales » qui sont de très loin les plus fréquentes dans l’économie.
Ce modèle « techno-push » est à la fois très partial et très partiel. Partial car il correspond presque à une approche « idéologique » de l’innovation, l’imaginant découlant forcément d’efforts de recherche, les résultats de cette dernière « irriguant » naturellement le tissu économique et permettant la production de richesses en apportant aux industries utilisatrices des technologies des avantages concurrentiels. Cette vision persiste parfois dans certains discours politiques ou bien dans la définition de certains régimes d’aides qui mettent l’accent sur la production de résultats de recherche dans le domaine technologique, supposant qu’il s’agit là de la condition première dont découleront avantages concurrentiels, croissance des entreprises et, à terme, création d’emplois. La difficulté principale de cette approche est qu’elle est partielle et que la condition même d’un succès économique, c’est-à-dire la prise en compte des besoins du marché, n’intervient qu’à la fin du processus. Le succès commercial apparait donc dans ces conditions alors comme un résultat possible mais très improbable.
Le modèle de Kline & Rosenberg
La conception linéaire du type Recherche → Développement → Production → Marché, que certains appellent donc « techno-push », a été la plus utilisée dans les années 50 et 60 du XXe siècle, jusqu’à l’apparition de la notion de système d’innovation. Voir par exemple ce papier de David Doloreux, chercheur à HEC Montréal, qui a fait date sur les notions de systèmes d’innovation et de lien avec les territoires2.
Le problème c’est que, pour séduisante qu’elle soit, cette modélisation n’a pas trouvé écho dans la réalité (la création de produits propices à la commercialisation et n’est pas corrélée aux dépenses de R&D). On trouve déjà ce constat dans le Livre Vert sur l’Innovation de la Commission Européenne de 1995 (!) qui souligne le « paradoxe européen ». Dans un article de 1986, Kline et Rosenberg3 ont effectué une profonde critique du modèle linéaire et ont proposé un modèle interactif (le modèle de « liaisons en chaîne ») solidement fondé sur la connaissance de l’histoire et des innovations concrètes (Kline et Rosenberg, 1986).
Les critiques principales faites par Kline et Rosenberg au modèle linéaire sont les suivantes :
- Il ne considère pas les effets de réalimentation qui se vérifient pendant le processus de développement, ce qui perturbe le caractère expérimental et interactif de l’innovation ;
- Il admet que le processus d’innovation a une origine fondamentale dans la science, alors que, pour les auteurs, il se situe dans les objectifs successifs de nouveaux produits et processus ;
- Il n’intègre pas le fait que la science, pour évoluer, dépend de la technologie. Par exemple, l’astronomie moderne est due aux découvertes de Galilée et celles-ci n’auraient pu être vérifiées sans l’aide du télescope. Donc, la technologie fournit des instruments et des processus fondamentaux au service de la science ;
- Il met en rapport le flux d’innovations avec celui de la connaissance scientifique. Comme on le sait, la plupart des innovations est faite à partir des connaissances scientifiques disponibles (« stock » de la science ) ;
- Le modèle linéaire n’évalue pas de façon adéquate les innovations de processus, qui ont un rôle significatif, au moyen de l’apprentissage pendant la production.
Toutes ces critiques se traduisent par le schéma ci-dessous qui représente la complexité constatée en situation réelle, dans les entreprises, des processus d’innovation.
Ce diagramme permet en particulier de situer l’activité de recherche en dehors du processus d’innovation de l’entreprise. Il y est fait appel lorsque les idées de produits souhaités par l’entreprise imposent des contraintes technologiques qu’elles ne peut résoudre. Lorsque c’est le cas (l’entreprise ne « sait pas faire » le produit qu’elle a imaginé correspondre aux besoins de ses clients), elle se rapproche de partenaires ou de prestataires qui ont plus de compétences ou de connaissances sur le sujet et qui, eux, « savent peut-être faire » (exemple : centres techniques). Si l’état de la technologie directement accessible ne permet pas de fabriquer ces produits imaginés par l’entreprise, alors il est envisagé de faire appel à des centres de recherche qui permettront d’augmenter les connaissances dans le domaine et, peut-être, de résoudre les problèmes techniques qui empêchaient l’entreprise de fabriquer les produits qu’elle avait imaginés.
Le « market-pull »
L’approche dite « market-pull » est la traduction de cette sortie des activités de recherche du processus direct d’innovation en entreprise. On y part des attentes et des besoins du marché pour adapter et faire évoluer si besoin les technologies. Les idées d’innovation partent de l’étude des besoins (exprimés ou non) du marché. Le service marketing (au sens noble : celui qui s’occupe de l’analyse fine des segments de marché actuels et visés par l’entreprise, du positionnement stratégique des produits de l’entreprise et qui évalue les enjeux des nouveaux produits -image, marque, …-) est au cœur de ce dispositif. Le service R&D, dans ce cas, apparait davantage comme un ‘prestataire interne’ des services marketing et de la direction générale en ce qu’il essaie d’apporter des réponses techniques aux besoins de exprimés en termes fonctionnels.
Le schéma représenté ci-dessous représente bien le consensus actuel concernant la façon dont on peut schématiser le process d’innovation et considérer que l’innovation émerge et se développe dans les entreprises.
Les technologies interviennent à plusieurs endroits dans ce schéma (dans la génération d’idées que peut apporter une « veille technologique » efficace, dans l’étude de faisabilité qui fait suite à ‘exploration des concepts et dans la conduite des projets de développements -en particulier en phase de prototypage). La « recherche » n’est pas dans le schéma mais, bien sur, elle peut être nécessaire lorsque l’état des technologies accessibles à l’entreprise ne permet pas d’aboutir aux produits imaginés (plusieurs pistes alors : R&D interne, prestations ou coopérations avec des laboratoires ou des centres techniques, rapprochement avec des pôles de compétitivité, ..).
L’exemple d’une grande entreprise
Le schéma ci-dessous reprend le management de l’innovation mis en place dans une grande entreprise de la région Hauts-de-France que j’ai accompagnée il y a quelques années. On y voit que l’innovation est tirée par le marché, colle au marché dans son développement (avec l’intervention du service marketing dès les premières étapes) et retourne au marché très vite après la phase de conception, en particulier car les nouveaux produits proposés influencent le marché sur lequel ils sont introduits et sont eux-mêmes source d’inspiration et d’innovations futures potentielles.
On est donc bien face à des démarches d’innovation « poussées par le marché« , pas tirées par une demande exprimée mais suscitées par une observation dont on déduit des besoins qui permettent le démarrage d’un programme d’innovation, voire de recherche. Il peut donc parler de « market push« , concept qui permet de sortir de la fausse opposition des logiques « techno-push » et « market-pull » et dont les fondements semblent plus en phase avec ce qui est actuellement constaté de l’émergence et du développement des innovations en entreprise.
Ressources sur le market-push
- Je reprends ici certains éléments proposés par Pascal Da Costa dans une thèse soutenue à Paris I ↩︎
- DOLOREUX David, BITARD Pierre, « Les systèmes régionaux d’innovation : discussion critique », Géographie, économie, société, 2005/1 (Vol. 7), p. 21-36. DOI : 10.3166/ges.7.21-36. URL : https://www.cairn.info/revue-geographie-economie-societe-2005-1-page-21.htm ↩︎
- merci ici à Jean-Marie Pruvot, ancien directeur de l’agence régionale d’innovation des Hauts-de-France qui m’a fait découvrir les travaux de ces chercheurs. Un très grand homme, qui savait ce qu’était l’innovation et aimait aller au bout des choses, avec intelligence et humilité, qualités devenues rares ↩︎
3 commentaires sur “Vers le « market-push » ?”